Qu’est-ce ça fait de perdre les cinq sens ? Ressent-on toujours des sensations ? Pouvons-nous encore rêver ? Des questions que pose Johnny Got His Gun (Johnny s’en va-t-en guerre) dans un drame antimilitariste signé Dalton Trumbo, avec brio.
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Le synopsis de Johnny Got His Gun (Johnny s’en va-t-en guerre)
« Joe Bonham est un jeune Américain plein d’enthousiasme. Il décide de s’engager pour aller combattre sur le front pendant la Première Guerre mondiale. Lors d’une dangereuse mission, il est très gravement blessé par un obus. Le personnel médical, croyant qu’il n’est plus conscient, décide pour le sauver de l’amputer de ses bras et de ses jambes. Il perd également une partie de son visage, ne pouvant plus ni parler, ni entendre, ni sentir. Mais il est conscient. Dans la chambre d’un hôpital, il tente de communiquer et se souvient de son histoire. »
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Un personnage qui ne bouge pas et qui ne parle pas
Lorsqu’on fait la « connaissance » de Joe, il n’est rien de plus qu’un tronc avec une tête, ou du moins ce qu’il en reste. Il a perdu l’ouïe, l’odorat, la vue, le goût et presque totalement le toucher. Il ne sent plus rien et pourtant c’est là que toute la magie du film opère. C’est dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit que le personnage se trouve précisément héroïque et c’est là toute la grande force de Johnny Got His Gun : faire du beau avec rien.
Pour cela, le point de vue est double : il est à la fois dans Joe, puisqu’on l’entend parler à lui-même, et à l’extérieur de lui, puisqu’on voit les chambres d’hôpital dans lesquelles il est successivement porté et « soigné ». Mais cela reste une beauté de l’horreur : comment (accepter de) vivre dans un corps qui ne nous sert absolument plus, si ce n’est qu’à conserver ses propres fonctions vitales ? Joe est alors prisonnier d’une vie elle-même prisonnière d’un corps, coincé dans le temps comme Jeanne Dielman, mais vraiment sans aucune porte de sortie.
Le rêve, les souvenirs et l’imagination : ce qui fait Johnny Got His Gun sans être indispensable
À de nombreuses reprises durant le film, Joe nous emporte avec nous dans ses souvenirs : on revoit le début de son histoire d’amour avec Kareen, sa relation avec son père et sa vie avant le départ à la guerre. On voit bien une scène lorsqu’il est dans une tranchée et qu’un obus lui tombe dessus, mais c’est très secondaire. Ces souvenirs sont importants pour lui plus que pour quiconque : c’est tout ce qu’il lui reste de réalité. Ces souvenirs, ce sont les dernières choses qu’il a : les vues, les goûts, les odeurs, les bruits et les textures qu’il a connues auparavant. Il conscientise au fil des mois qu’il n’en aura jamais de nouvelles.
C’est ce qui nourrit donc son imagination et inéluctablement, ses rêves. Les personnages dans ses rêves sont les êtres qu’il a connus, les environnements aussi, ou presque. Et il en fait beaucoup des rêves, parce qu’il n’a que ça à faire dans cette vie sans but. Les rêves et les souvenirs qu’il revit sont d’ailleurs filmés différemment : ils sont en couleurs, tandis que les scènes où on le voit « de l’extérieur » sont en noir et blanc. Un choix pas si anodin que ça : cela permet d’aseptiser au maximum sa nouvelle « réalité ». Pourtant, il y a quelque chose de perturbant avec Johnny Got His Gun. Ces scènes en couleur, ne sont pas importantes : on les oublie même. Elles semblent être artificielles (surtout les rêves) et n’apportent rien à ce qui fait la force du film : la vie enfermée dans ce corps.
Johnny Got His Gun, c’est aussi la beauté de la découverte et l’antimilitarisme
La dimension de cette réalité troublante et horrifiante ainsi que celle des rêves de Joe sont pour moi les plus importantes de Johnny Got His Gun, mais on ne peut parler du film sans parler de la beauté de la découverte. Il est prisonnier de beaucoup de choses notre cher personnage, mais pas de tout. Les découvertes qu’il (re)fait petit à petit de la vie sont minimes pour des gens « normaux », mais tellement belles et mises en valeur dans le film. La clarté et la chaleur du soleil, une caresse sur le torse, un baiser sur le front, des vibrations dues au pas : tout cela est anodin pour nous, mais divin pour Joe.
Inévitablement, il faut aussi parler du discours antimilitarisme du film, notamment dans son contexte de sortie (la guerre du Vietnam), de l’histoire du réalisateur et scénariste Dalton Trumbo. Cela se voit dans la manière dont l’armée américaine traite ses soldats avant, pendant et après la guerre, mais aussi dans l’affiche, avec un signe de paix (qui est aussi le V de la Victoire).