Ceci est ma copie d’examen en cours d’Anthropologie de la communication en deuxième année de licence Information Communication à l’Université Rennes 2 sur le développement de la technique et de ses dérives.
Le lancement du vaisseau Crew Dragon : la technique à son apogée
Le 23 avril 2021 à 11h49 UTC+2, le lanceur Falcon 9 et le vaisseau Crew Dragon décollent depuis la Floride direction l’espace et plus précisément la Station Spatiale Internationale. À son bord, quatre astronautes : Shane Kimbrough, Megan McArthur, Akihiko Hoshide et Thomas Pesquet. Un lancement retransmis dans le monde entier au cours duquel la technique a pris une tout autre dimension dans l’histoire de l’aéronautique spatiale. En effet, tout a changé, ou presque : la fusée et les combinaisons spatiales ont été développées et créées par Space X, une société privée qui a décroché des contrats importants avec la NASA. C’est la première fois que des lanceurs spatiaux sont créés par des sociétés privées. Les astronautes ont été emmenés vers le vaisseau Crew Dragon à bord de voitures Tesla Model X et ce n’est pas anodin ; les entreprises Space X et Tesla sont dirigées par un seul homme : Elon Musk. La technique a alors pris une place différente de celle qu’on lui connaissait dans le domaine spatial : elle n’était plus le fruit d’un développement fait par des institutions publiques, mais par des organisations privées. Il est vrai que Space X a permis de très nombreuses avancées sur les lanceurs spatiaux notamment sur les coûts que cela engendre et le fait que les fonds de financement soient privés a permis de faire davantage de recherche et développement.
Ce qui pose problème
Cependant, le fait que la technique, passe des mains de l’État, et donc des peuples, aux mains d’entreprises privées n’entraîne-t-il pas des dérives au moins sur le long terme, même en mettant ça derrière l’argument du développement plus rapide et plus fort ?
Dans son ouvrage Technique et civilisation publié en 1934? Lewis Mumford disait : « Notre civilisation mécanique n’est pas un absolu, contrairement à ce que prétendent ceux qui vénèrent sa puissance pour mieux dissimuler leur propre sentiment d’impuissance. Tous ses mécanismes dépendent des buts et des désirs humains ; nombre d’eux ne fleurissent que dans la mesure où nous ne parvenons pas à une coopération sociale rationnelle et à l’épanouissement de l’individu. »
Dans un premier temps, nous tenterons de voir en quoi notre civilisation mécanique pourrait être un absolu, ce que cela dit des personnes qui pensent cela et de l’avis de Mumford sur la question. Par la suite, nous verrons quelle est la vision de l’auteur sur la place de la technique. Enfin, nous verrons l’importance de l’équité dans la technique et comment elle peut permettre cet épanouissement dont parle Mumford.
La puissance de notre civilisation mécanique
Quand Lewis Mumford parle de notre civilisation mécanique, il désigne la société dans sa globalité impliquée dans la technique. La technique, c’est ici la création, la fabrication matérielle dans le but de répondre à un besoin humain ; elle est signe de l’intelligence technicienne de l’homme et de sa distinction des autres animaux par rapport à la nature. Par la technique, notre civilisation s’est développée et elle continue à y occuper une place primordiale, ce n’est pas par hasard que Mumford associe ces deux termes. Lorsqu’il parle d’un « absolu », on peut penser à « Ce qui existe indépendamment de toute condition ou de tout rapport avec autre chose » comme le définit Le Robert. Cela voudrait alors dire que « notre civilisation mécanique » se développerait entièrement indépendamment, que la technique progresserait toute seule sans avoir besoin d’aide ou d’être poussée par la société.
Mumford explique que les personnes qui pensent cela vénèrent la puissance de la technique : dans une conception de cette dernière absolue, c’est cette totale autonomie qui la rendrait aussi puissante. Le philosophe des techniques Jacques Ellul expliquait d’ailleurs que la technique est désormais un phénomène autonome par rapport à l’Homme lui-même ; cela entraîne une « automaticité » du progrès technique. Pour lui, une avancée dans un domaine va en entraîner une autre dans un autre domaine, inévitablement ; parce qu’elle n’a plus de finalité, la technique est devenue universelle. Selon le philosophe, cette caractéristique de la technique est problématique : « La technique ne sert pas l’homme, c’est l’homme qui sert la technique ».
Lewis Mumford dénonce la pensée de la « civilisation mécanique » comme un « absolu » : pour lui, « ceux qui vénèrent sa puissance » font ça « pour mieux dissimuler leur propre sentiment d’impuissance ». Ce sentiment d’impuissance, il viendrait peut-être de l’origine de l’intelligence humaine : c’est ce qu’explique l’anthropologue et paléontologue André Leroi-Gourhan avec le processus d’hominisation : « Paradoxalement, c’est parce que l’outil humain n’est pas d’abord le produit de l’intelligence mais l’intelligence le produit de l’outil, que se justifie une évolution biologique du cerveau ». Il envisage la technique comme facteur premier de l’évolution de l’Homme et non l’évolution de l’Homme comme origine de la technique.
Cette impuissance des hommes face à la puissance de la « mécanique », on la retrouve dans le capitalisme, sa naissance ainsi que dans l’industrialisation de notre civilisation. L’historien Edward Palmer Thomson abordait la transformation du temps par la technique industrielle dans Temps, discipline et travail (1967). Avant la révolution industrielle, les tâches de chacun étaient surtout pratiques : elles répondaient à un besoin personnel. Cette conception du temps va changer : les ouvriers sont payés pour travailler sur une certaine période de temps et on leur demande de la productivité, c’est-à-dire de passer tant de temps pour faire tant d’actions. Ce changement de conception a pour but et conséquence de discipliner ces ouvriers afin d’optimiser le rendement : la production n’est plus là pour assouvir des besoins, mais pour maximiser les profits de ceux qui possèdent les usines : c’est la naissance du capitalisme. Mumford dénonce cette impuissance de l’Homme face à la technique dans la citation étudiée, mais va plus loin que ça et propose une explication.
Quand la technique devient autonome
Selon Lewis Mumford, les mécanismes de « notre civilisation mécanique […] dépendent des buts et des désirs humains ». C’est-à-dire que la façon donc elle fonctionne dépendrait des volontés des Hommes. Sauf que Mumford continue : « nombre d’eux ne fleurissent que dans la mesure où nous ne parvenons pas à une coopération sociale rationnelle et à l’épanouissement de l’individu. ». Beaucoup de progrès techniques ne sont pas issus de cette coopération pour l’épanouissement : parce que cette coopération n’est possible, la technique n’en est pas le fruit. La technique devient alors autonome et donc systématique : à difficultés techniques, il y a remèdes techniques. Cependant, la technique pose sur le long terme plus de problèmes qu’elle n’en résout. Cela fait que, selon Jacques Ellul, ces problèmes n’apparaissent à la conscience collective que plus tard. Mumford qualifie notre civilisation de mécanique : il rejoint Ellul qui disait que la technique est factrice d’évolution permanente de notre société, alors qu’avant c’était la production, notamment la production par coopération entre les individus : la technique est devenue aliénante.
Ellul parlait de « système technicien » : un système qui conditionne la société par la technique et cela correspond à la citation de Mumford. Ce système qu’il qualifie de productiviste et capitaliste donnerait cette accumulation de la technique.
Un changement de la vision de la technique
En réalité, Lewis Mumford a une vision plus nuancée de la technique : pour lui, les innovations techniques et les évolutions sociales sont ambiguës : la technique peut à la fois être un outil de libération mais aussi un outil d’asservissement, cela dépend de comment elle est utilisée mais doit avant tout répondre aux besoins humains. Il propose une réorganisation du système capitaliste dans lequel il a vécu. La première clé est de ne pas être passif face au développement de la technique, il faut également ralentir le développement technique pour l’adapter à nos besoins. Il propose de reprendre le contrôle sur la technique en y instaurant un sens plus « démocratique », plus « humain ». Il oppose alors deux visions de la technique : celle d’une technologie démocratique et décentralisée face à celle d’une technologie totalitaire et centralisée. Comme l’observait Michel de Certeau, cette réappropriation des technique peut passer par le détournement des usages prévus par la technique des biens qu’elle produit : c’est une façon d’être actif dans l’usage de de cette dernière et permet d’ancrer ces usages dans la vie sociale des individus.
Si cette modification de la vision de la technique est importante, c’est parce que ce qu’elle produit est politique. C’est ce qu’expliquait Langdon Winner en parlant des artefacts : ce sont des phénomènes artificiels produits pas l’Homme, qui peuvent donc découler de la technique. À travers plusieurs exemples, elle démontre que les artefacts ont une politique.
Le vrai rôle de la technique
La technique doit répondre aux besoins de l’Homme. Cependant, il faut faire attention à son développement souvent trop rapide et son déploiement trop accéléré : cela rend impossible le questionnement sur les enjeux des innovations et empêche les individus de prendre des décisions éclairées. Il faut donc connaître les techniques et leurs enjeux politiques et sociaux pour pouvoir s’en servir au mieux : démocratiser cette connaissance, c’est rendre la société plus humaine. Rendre la société plus humaine, c’est éviter les dérives qui peuvent faire souffrir les Hommes. Voici ce que disait Charlie Chaplin à travers son personnage d’ancien soldat amnésique juif qui parle à la place du dictateur Adenoïd Hynkel à la fin de Le Dictateur :
« L’envie a empoisonné l’esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour nous enfermer en nous-mêmes. Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent dans l’insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d’intelligence, nous ne ressentons pas assez et nous pensons beaucoup trop. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d’humanité.
Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités humaines, la vie n’est plus que violence et tout est perdu.
Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l’être humain, que dans la fraternité, l’amitié et l’unité de tous les hommes.
En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants désespérés, victimes d’un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents. »
Le Dictateur
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