Ceci est une fiche de lecture sur Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov dans Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, pp. 114-151 écrit par Walter Benjamin en 1936. Elle a été réalisée dans le cadre d’un cours intitulé Théories et actualités des industries culturelles en licence d’Information Communication.
Retrouvez une autre fiche de lecture écrite dans le cadre du même cours, portant sur les textes « Honte » et « Communiquer » de Primo Lévi.
Présentation de Walter Benjamin
Walter Benjamin1, né en 1892 et mort en 1940, était un philosophe, historien de l’art, critique d’art et de littérature et traducteur de nationalité allemande. Il fait partie de l’école de Fancfort. S’étant suicidé, son œuvre sur le Paris du XIXème siècle ne verra pas le jour. Il n’a publié que quelques ouvrages de son vivant² : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (sa thèse de 1920), Charles Baudelaire, Tableaux Parisiens (1923) Origine du drame baroque allemand (1928) et Deutsche Menschen (1936).
L’idée générale de Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov
Dans Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, Walter Benjamin étudie le récit par la personne qui diffuse le mieux le récit : le conteur, la figure du conteur. Pour lui, la société moderne tue à petit feu le conteur, en remplaçant les contes par les informations, les romans, l’Histoire. Il reprend les textes de Leskov, auteur qui n’aimait pas la bureaucratie pour exprimer ses idées concernant le conteur, en apparentant Leskov a l’un des meilleurs conteurs qui aient existé.
Il compare également les conteurs à des artisans, qui peuvent voyager ou non pour récupérer des morceaux de vies humaines et en faire des récits qu’ils conteront là où on veut bien les écouter.
Selon Benjamin, seul le conte peut perdurer au fil des siècles, car plus qu’une histoire, un conte raconte une expérience, la vie ou partie de la vie d’une personne, une période ayant un sens, celui du juste. Enfin, il étudie la profondeur mystique que peuvent aborder les récits.
Reconstitution de l’argumentation de Walter Benjamin
La figure du conteur qui se meurt
Pour Benjamin, un conteur est une personne, une entité lointaine et qui s’éloigne de plus en plus. Un éloignement qui fait qu’on ne distingue que quelques lignes : une tête humaine, etc. Il compare cette figure à celle de Leskov et prend de la distance avec lui et donc son œuvre. Selon lui, les personnes qui savent raconter une histoire – les conteurs – sont de moins en moins nombreuses. Plus qu’une histoire, un conteur raconte une expérience.
Cependant cette figure se meurt à cause selon Benjamin de la Guerre mondiale qui a amorcé une évolution de la façon dont on raconte. De part la violence des combats, ceux qui revenaient de la Guerre étaient muets « non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? » (p. 116). Il fait cependant la distinction entre les livres à propos de l’expérience de la guerre et les témoignages qui passent « de bouche en bouche » (p.116) ; les premiers n’auraient pas de réelle valeur expériencielle. En fait, les soldats qui ont combattu sont arrivés dans un environnement où ils ne reconnaissaient rien : paysage, objets, corps humains ; ne pas comprendre ce qu’il s’y passait les a empêchés de s’exprimer.
Le conteur sédentaire et le conteur voyageur
Pour conter les histories de guerre, les conteurs ont eu besoin des soldats revenus des champs de bataille, qui ont raconté avec des paroles ce qu’ils ont vécu. A partir de là, Benjamin distingue deux types de conteurs :
- Le conteur est une personne qui a voyagé et vécu des expériences, il cite le proverbe « Celui qui fait un voyage a quelque chose à raconter », il le définit comme un « navigateur commerçant » (p. 117)
- Celui qui est resté au pays mais connaît très bien les histories et les traditions, qu’il définit comme un « laboureur sédentaire » (p. 117)
Le domaine de la narration ne peut être étudié sans prendre en compte « la très intime interpénétration de ces deux types archaïques » (p. 117). Ces deux conteurs peuvent tout à fait se rencontrer et travailler ensemble ; par exemple au Moyen Âge un maître sédentaire avait voyagé avant de se fixer quelque part. Ainsi, un conteur pouvait avoir été voyageur puis sédentaire. Allier les deux c’est allier les connaissances du pays et du monde.
Leskov, l’écriture pour contrer la bureaucratie
Leskov est désigné par Benjamin comme un membre de l’Église orthodoxe qui n’aimait pas la bureaucratie, cléricale comme administrative ; il n’a pas longuement travaillé dans ces domaines. Cependant il est devenu représentant pour la Russie d’une firme anglaise ; il a ainsi pu voyager dans tout le pays et rencontrer les Russes et notamment des sectes qui étaient du même avis que lui concernant la bureaucratie. Cela lui a inspiré des récits sur des personnes simples et laborieuses, naturelles et qui ne s’attachent pas trop à la terre, au matériel.
Le conte utilitaire
Les conteurs ne parlent pas que d’expériences, de voyages ou de rencontres, ils traitent aussi des questions pratiques ; ce serait selon Benjamin ce qui permettrait l’accès à la « nature du véritable récit » (p. 119). Un récit comprendrait toujours un aspect utilitaire pouvant se manifester de plusieurs manières : morale, recommandation pratique, proverbe, règle de vie. Cependant ce qu’il qualifie de conseils sont à son époque en danger du fait que l’expérience soit de moins en moins communicable. Un danger car « porter conseil, en effet, c’est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre notre histoire » (p. 119). Donner un conseil, c’est indirectement améliorer l’avenir ; un conseil représente une certaine sagesse.
Mais pour donner conseil, il faut savoir verbaliser une histoire, ce qui est de plus en plus difficile comme le dit Benjamin car la sagesse « est en voie de disparition » (p. 120). L’auteur ne met pas en cause le monde moderne, mais plutôt l’évolution du monde. L’évolution surtout des forces productives qui font que les Hommes font moins de choses par eux-mêmes qu’auparavant et donc parlent moins entre eux.
Le roman remplace petit à petit le récit
Benjamin écrit que le roman et son apparition font décliner le récit. Le roman est inséparable du livre, c’est ce qui le rend différent ; il ne provient pas de la tradition orale. Le roman, cela représente « l’individu dans sa solitude » (p.121) ; l’auteur qui écrit son roman seul à un bureau, le lecteur qui lit son roman de son côté. Dans l’autre sens, le conteur partage directement son histoire ou celle qu’on lui a rapporté, à une ou plusieurs personnes. Le roman décrit parfaitement le désarroi de la vie humaine dans sa plénitude alors que le récit conte des épopées vécues. Le roman, voulant écrire la sagesse, la représenter, la décrire, se perd dans sa tâche et devient faussement sage ; Benjamin prend l’exemple de Don Quichotte.
En fait, le roman s’intéresse au développement personnel et social d’un personnage ; son intérêt réside dans l’insuffisance de la vie sociale dudit personnage. Montrer un personnage comme quelqu’un de sage et de sachant immédiatement illégitimise le discours du roman face à celui du récit.
L’information empiète sur le roman et le récit
Les formes épiques, les formes de récit décrites par Benjamin, subissent en quelque sorte des mutations au cours des siècles. Les humains s’intéressent subitement à l’une d’entre elles, comme le roman en ces Temps Modernes, puis celle-ci redescend petit à petit. Ces formes de communication changent et se font remplacer. A l’époque de Benjamin, celle qui prend le dessus, c’est l’information. L’avantage de l’information est qu’elle touche à la réalité directe des humains, plus elle est proche (spatialement et temporellement), plus elle intéresse. Aussi, contrairement aux « nouvelles venues de loin » (p. 122), les informations sont dès à présent vérifiables. De plus, si les histoires pouvaient aller vers des envolées épiques, l’information se doit d’être plausible et immédiatement comprise par chacun.
Selon Benjamin, l’information tue à petit feu le récit. Si nous sommes constamment informés, nous oublions au fur et à mesure les grands récits qui devraient nous construire. L’information nous impose un contexte, une explication tandis que le récit raconté nous laisse nous approprier l’histoire.
Le récit se développe durant des siècles, pas l’information
Continuant sur ses réflexions à propos de l’œuvre de Leskov, Benjamin prend l’exemple de l’histoire du roi d’Égypte Psamménite contée dans le troisième livre Histoires d’Hérodote, chapitre XIV. Cette histoire a été commentée et étudiée par beaucoup d’écrivains et d’intellectuels, sans que personne ne trouve de réponses aux questions que l’on se pose. Cependant dans son histoire Hérodote ne donne aucune explication. Cette absence d’explication et de contextualisation donne matière à développement du récit et de la réflexion qui peut se faire autour. Tout ceci, l’information ne peut le délivrer puisqu’elle est par définition éphémère.
Les modes de vies contemporains empêchent le récit de rester dans les mémoires
Le fait que le récit reste vague dans la différenciation psychologique est un avantage selon Benjamin ; l’auditoire peut alors s’approprier l’histoire et s’identifier aux personnages. Ce processus d’assimilation permet ensuite de garder en mémoire le récit pour le conter ensuite à d’autres personnes.
Cependant il est mis en danger par les modes de vies contemporains au rythme intense que raconte l’auteur. Les villes sont pleines de bruit, d’activités ; elles empêchent à chacun de s’ennuyer. Pourtant l’ennui est le moment où l’humain a l’esprit le plus détendu, où il est ouvert à tout et mémorise plus « facilement » ce qu’il apprend. Les rythmes de vies actuels empêchent cette détente spirituelle et donc la mémorisation des récits. Les récits ne sont plus communiqués de bouche en bouche et se meurent.
Le récit est une forme de communication artisanale
Benjamin compare ici le récit a tout autre forme d’artisanat : comme pour la poterie par exemple, le conteur va laisser sa marque au récit, le modifier légèrement par rapport à ce qu’on lui a dit ou ce qu’il a vécu ; il racontent aussi les circonstances dans lesquelles ils ont entendu l’histoire, une histoire autour de l’histoire. C’est cela qui fait différer le récit de l’information ou du rapport. Cet artisanat se met en contradiction avec le progrès économique et l’importance financière du temps à cause de l’industrialisation ; raconter une histoire, c’est prendre le temps.
La mort, source de récit, symboliquement se meurt
Benjamin cite Valéry qui disait « On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croisant des longue tâches ». Selon Benjamin, la mort est la principale source de l’idée d’éternité. Cependant si l’éternité régresse en tant qu’idée, la mort fait de même. Ceci se confondrait avec le déclin de l’art du récit. En effet, au Moyen Âge, la mort était importante, tous les proches d’une personne mourante se réunissaient autour pour l’écouter prononcer ses dernières paroles, source immense de sagesse et de savoir. C’est aussi le moment de faire le point sur la vie de cette personne, des histoires qu’elle a vécues. Même la personne mourante fait le point sur elle-même : « il s’est lui-même rencontré » (p. 130).
Benjamin accuse ici la bourgeoisie d’avoir rendu la mort « inintéressante » aux yeux des vivants à cause des « institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques » (p. 129). Les personnes mourantes sont envoyées dans des hôpitaux et meurent en silence, seules. Cela efface la mort des habitations, dans lesquelles auparavant plusieurs personnes pouvaient y être mortes.
La bourgeoisie a retiré à la mort son autorité ; celle-ci est à l’origine du récit.
Toutes les histoires finissent de la même manière
Pour Walter Benjamin, toutes les histoires relatées par le conteur finissent de la même manière : la mort, qu’il décrit comme sanction. Une sanction qui permet cependant l’autorité du récit et renvoient à l’histoire naturelle. Il prend l’exemple de l’histoire « Retrouvailles inespérées » de Contes du Johan Peter Hebel. Pour « rendre sensible le long écoulement des années » entre les morts de deux personnages, il énumère un tas de faits historiques relatifs à la mort (guerre, exécutions, catastrophes naturelles, etc.). Une chronologie et une intégration de l’Histoire félicitées par Benjamin où la mort a une place proéminente.
La différence entre l’historien et le conteur
L’historiographie est une facette de l’histoire écrite. Benjamin écrit que la chronique historique est une forme pure de l’histoire écrite ; elle permet un large spectre de narration. L’historien écrit l’histoire et le chroniqueur la raconte. L’historien est effectivement tenu d’une certaine rigueur presque scientifique dans la manière dont il va écrire une histoire ; il doit expliquer ce qu’il rapporte.
De l’autre côté, le chroniqueur peuvent interpréter les faits et leurs conséquences, ce que faisaient les chroniqueurs du Moyen Âge avec la Providence. Cependant pour Benjamin là n’est pas la question. Ce qu’il se demande, c’est « [Le récit] est-il déterminé par l’histoire du salut ou par l’histoire naturelle ? » (p. 134). Le « cours du monde » en tant que récit, « échappe à toute catégorie proprement historique » (p. 134).
La mémoire est indispensable au récit
La mémoire est quelque chose de nécessaire au récit et à sa narration ; l’auditeur s’assure d’avoir une mémoire suffisante pour assimiler et se souvenir de ce qu’on lui raconte pour à son tour conter le récit. Cela rend la mémoire nécessaire au récit pour surpasser la mort et exister même après celle du conteur, elle permet de transmettre de génération en génération une histoire.
La mémoire est indifférente face aux formes épiques, elle est tout à la fois (roman, récit, chronique, etc.) ; elle « tisse le filet que forment en définitive toutes les histoires » (p. 135). Chaque épisode d’une histoire va en évoquer un autre ; le récit prend alors la forme du souvenir, souvenir qui inspire le récit. Cela forme des récits qui racontent des faits multiples et dispersés.
Cependant le roman est un peu particulier ; il ne peut parler de tout le monde à la fois, il raconte la vie ou la période de la vie d’une seule personne ou d’un groupe de personnes. Pourtant le roman s’inspire bien de la remémoration d’un souvenir. En quelque sorte il prend le relais du récit depuis le déclin de ce dernier.
Le roman pour réfléchir au sens de la vie
Le romancier peut recueillir des souvenirs et saisir le temps. Benjamin reprend ici la thèse de Georges Lukács dans sa Théorie du roman : le centre de tout roman est le « sens de la vie ». Le roman diffère du récit par leur centre, celui du récit est la « morale de l’histoire ». Le roman va avoir une fin définie de façon rigoureuse : la fin d’une phrase, d’un chapitre, d’une histoire ; de part cette façon d’être, il invite son lecteur à réfléchir au sens de la vie, après la lecture. Au contraire, le récit ne donne pas de fin précise,
S’échapper de sa vie morose grâce au roman
Si un auditeur ou un lecteur de récit peut partager son expérience en la retransmettant à d’autres, le lecteur de roman serait solitaire, protégeant jalousement ladite expérience. Benjamin parle ici d’une matière qui nourrit l’intérêt du lecteur à l’égard d’un roman.
Pour un personnage de roman, seule sa mort révélerait le « sens de sa vie » à l’instar d’une personne réelle. Benjamin analyse une phrase de Moritz Heimann : « Un homme qui meurt à trente-cinq ans, est à chaque point de sa vie un homme qui meurt à trente-cinq ans. » ; la vérité recherchée n’apparaît que dans la remémoration, elle est « irréfutable dans l’ordre du souvenir » (p. 139). Pour apprécier un roman, le lecteur devrait pouvoir déchiffrer le « sens de la vie » des personnages et assister à leur mort, qui correspond à la fin du roman ou alors de leur vraie mort.
Selon Benjamin, la mission du roman n’est pas que de raconter le destin d’un étranger, mais de faire en sorte qu’il « nous procure une chaleur que nous ne trouverions jamais dans notre propre vie » (p. 139).
La première forme de récit : le conte
En partant de l’œuvre de Leskov, Benjamin écrit que le conteur fait partie intégrante du peuple durant toutes les époques et avec toutes les évolutions (techniques, économiques). Les récits racontés ont selon les auteurs plusieurs buts : religion, pédagogie, etc. Selon Walter Benjamin, si le conte « reste le premier conseiller de l’enfance » (p. 141) c’est parce qu’il a été le premier conseiller de l’humanité ; c’est la première forme de récit. Il sert à conseiller les humains concernant leurs craintes et leurs mythes ; il sert d’enseignement aux hommes. Les contes enseignent que pour faire face à une entité puissante, il faut allier ruse et effronterie, la somme des deux donne le courage. Avec ce courage viendrait la complicité de la nature. Cependant les contes sont d’abord destinés aux enfants, ils les rendent heureux ; les adultes ne perçoivent que partiellement la portée des contes.
Mélange et différences entre contes et légendes
Leskov a été influencé largement par les doctrines et les croyances de l’Église. Ses histoires sont décrites par Benjamin comme « une sorte de mélange de conte et de légende » (p. 142). Il reprend une idée d’Ernst Bloch concernant la distinction entre conte et légende ; ce dernier écrit que les deux possèdent une part mythique, indétachable et qui envoûte les hommes. Benjamin parle des « créatures leskoviennes » comme justes, incarnant sagesse, bonté et consolation du monde ; selon lui elles correspondent toutes à la mère de Leskov.
« Le justes est le porte-parole de la créature, en même temps que sa plus haute incarnation » (p. 144) ; cependant Leskov porterait parfois la créature au rang de mythe, ce qui rapprocherait son histoire davantage de la légende que du conte. Il aurait atteint le plus haut point avant de passer du conte à la légende.
La « voix de la nature » comme expression du monde des créatures
Benjamin raconte que pour Leskov, la « voix de la nature » serait l’expression du monde des créatures. Elle peut s’exprimer au travers d’un certain humour qu’on retrouve chez Leskov, d’une énigme au sein du récit. Benjamin ajoute que selon Hebel, » c’est le juste qui tient le premier rôle sur le théâtre du monde » (p. 146) ; mais comme personne ne peut incarner le juste (sinon le conte deviendrait une légende), ce dernier change de personnage constamment. En fait les auteurs ne rejettent aucun principe puisque le juste peut se révéler dans chacun des principes existants. L’important est la passion aveugle et comme le dit Benjamin, « aux yeux des mystiques, la pire abjection peut soudain se renverser en sainteté » (p. 147).
La profondeur mystique du récit
Leskov est l’un de ces conteurs qui ont une conception mystique du monde. Cela se manifeste par la manifestation du pyrope, une pierre précieuse qu’il apparente à un objet prophétique. Selon Leskov, « l’artisan accomplie est au cœur du monde créé. Il est une incarnation de la piété » (p. 148). Benjamin rappelle que Paul Valéry écrit d’après le récit L’alexandrite de Leskov que « L’observation de l’artiste peut atteindre une profondeur presque mystique » (p. 149). Valéry parle d’une interaction entre âme, œil et main ; Benjamin met ceci en rapport avec le travail artisanal. Selon lui, ce travail artisanal et cette interaction ne sont plus. Alors Benjamin se demande si le conteur est l’artisan de la vie humaine, il élabore des récits à partir de cette dernière. Pour lui, le proverbe est ce qui correspondrait le plus à cette idée, ils « marquent l’emplacement d’anciens récits » (p. 150).
Il apparente dans ce dernier paragraphe le conteur à un sage, un maître, puisque le conteur, tout comme les deux exemples, sait prodiguer de bons conseils, « il lui a été donné de remonter tout le cours d’une vie » (p. 150). Il conclut par : « Son talent est de raconter sa vie, sa dignité est de la raconter tout entière. Le conteur, c’est l’homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer entièrement à la douce flamme de ses récits. De là l’atmosphère incomparable qui, chez Leskov comme chez Hauff, chez Poe comme chez Stevenson, environne le conteur. Le conteur est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui-même ».
Actualisation de Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov : l’infobésité comme entrave au conte
L’infobésité (néologisme) ou surcharge informationnelle est « un concept désignant l’excès d’informations qu’une personne ne peut traiter ou supporter sans nuire à elle-même ou à son activité »3. Bien que ce concept soit très utilisé dans le cadre du management et des ressources humaines, plus largement dans le domaine professionnel, je souhaite aborder l’aspect médiatique de l’infobésité, même si ces deux aspects peuvent se rejoindre sur bien des points.
La généralisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) depuis des dizaines d’années avec l’apparition des chaînes de télévision d’information en continu et le développement d’Internet avec les réseaux sociaux et les médias en ligne pousse indéniablement la population mondiale à « consommer » davantage d’information. Capter l’attention est d’ailleurs le modèle économique des médias ; ils peuvent être amenés à capter le plus longtemps et le mieux l’attention de leurs audiences.
En cette période de crise sanitaire liée au virus de la Covid-19, c’est plus que jamais vrai. Cela touche les médias mais également le domaine de la recherche scientifique. Les personnels médicaux étant en recherche de traitement pour soigner les patients contaminés, les chercheurs ont publié beaucoup plus d’œuvres scientifiques. Les publications scientifiques contenant les termes « COVID-19 » ou « SARS-CoV-2 » étaient plus de 4 000 en pré-impression dans des revues scientifiques début mai ; mi-août, on en dénombrait plus de 8 000. Par ailleurs, le délai moyen d’examen par les pairs et de publication d’article dans une revue est passé de 117 jours à 604. Cette surcharge informationnelle scientifique se retrouve inévitablement dans les médias qui reprennent les publications scientifiques pour parler de l’actualité concernant le virus : sa propagation, la recherche de traitements.
Comme Benjamin le pressentait dans Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, l’information prend le pas sur les autres formes de récit : romans, contes, légendes. A trop consulter d’informations, on ne retient pas grand-chose. Comme le disait Benjamin, pour retenir un récit et l’assimiler pour pouvoir le conter à nouveau, il faut une mémoire suffisante, libre d’esprit. L’information remplace également la lecture de romans, romans qui nous aident à échapper le temps de quelques instants de notre vie quotidienne, contrairement à l’information. De plus, comme le décrit Benjamin, la fin du roman étant sèche, prenant la forme d’un chapitre, d’une phrase se finissant par un point, le roman nous amène à réfléchir même après la lecture de celui-ci.
Critique de Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov
Dans ses réflexions, Benjamin fait selon moi un tour assez complet de la question, du récit, en passant par les formes les plus importantes : conte, proverbe, roman, information. J’ai apprécié la façon dont il a pu critiquer la société moderne en prenant l’exemple du traitement de la mort ; elle y a symboliquement une place moins importante, on lui aurait retiré son autorité. Pour la bourgeoisie, la mort serait gênante et je pense qu’elle l’est pour beaucoup de gens aujourd’hui encore, ce qui est de mon avis tout à fait normal ; elle peut faire peur, elle peut dégoûter, chacun préfère naturellement la vie. Cette critique n’est pas superficielle, elle est au contraire fondamentale puisque la mort l’est également. C’est donc un moyen subtil et convaincant selon moi pour montrer l’évolution du récit à travers les époques traversées par les récits de Leskov et les réflexions de Benjamin dessus.
Sa réflexion sur le roman et le but du roman était aussi intéressante, quoiqu’un peu superficielle : ce qu’il dit coule de source. Le roman étant une œuvre d’art (selon ma conception), il peut véhiculer des messages durant la lecture et après la lecture parce que précisément il s’arrête brusquement. De plus, si nous lisons des romans, c’est pour « vivre » des aventures, des histoires dans la peau de divers personnages à qui l’on peut s’identifier.
Par rapport aux passages et aux points concernant le rapport entre conte, légendes et mythes, j’ai trouvé les réflexions de Benjamin légèrement brouillonnes, partant dans tous les sens sans expliquer sa pensée de façon posée, enchaînant les exemples tirés de récits et les citations d’autres auteurs et penseurs. Cependant je rejoins la position de Walter Benjamin sur le fait que le conteur incarne parfaitement le juste ; avec des contes qui ressemblent à des maximes, des proverbes, ils permettent de les illustrer, de les faire assimiler aux auditeurs. Ces derniers pourront alors relier ces contes aux expériences qu’ils vivent ou dont ils entendent parler ; les proverbes et les réflexions qu’ils tirent peuvent les suivre tout au long de leur vie, pour à leur tour, être plus « justes ».
Bibliographie
1. Walter Benjamin. Wikipédia [en ligne]. 2020. [Version du 25 octobre 2020]. Disponible à l’adresse https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Benjamin
2. Wbenjamin.org. Chapitre Son œuvre, paragraphe Ses œuvres publiées de son vivant puis traduites et rééditées ultérieurement. [Consulté le 27 octobre 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.wbenjamin.org/#son-oeuvre
3. Surcharge informationnelle. Wikipédia [en ligne]. 2020. [Version du 13 novembre 2019]. Disponible à l’adresse https://fr.wikipedia.org/wiki/Surcharge_informationnelle
4. How swamped preprint servers are blocking bad coronavirus research. Nature [En ligne]. Mai 2020. Disponible à l’adresse : https://www.nature.com/articles/d41586-020-01394-6
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