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Primo Lévi : « Honte » et « Communiquer », son expérience d’Auschwitz

Voici une fiche de lecture des textes de Primo Lévi « Honte » suivi de « Communiquer » dans Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, pp. 69-103. Elle a été réalisée dans le cadre de l’enseignement Théories et actualités des industries culturelles donné en Licence 2 Information Communication à l’Université de Rennes 2.

Découvrez une autre fiche de lecture écrite dans le cadre de ce cours, portant sur Le conteur. Réflexions sur l’oeuvre de Nicolas Leskov de Walter Benjamin.

Primo Lévi, auteur rescapé d’Auschwitz

Primo Lévi est un auteur et docteur en chimie italien né le 31 juillet 1919 (Turin) et mort le 11 avril 1987 (Turin). Né juif, il est victime de brimades de ses camarades durant sa jeunesse. Plus tard, il étudie la chimie à l’université de Turin entre 1938 et 1941.

Il vit la montée du fascisme et de l’antisémitisme en Italie durant les années 30, ce qui va le gêner dans ses études de chimie, notamment dans le cadre de sa thèse de fin d’études. Il obtient son diplôme de docteur en 1941. Du fait de sa religion, il ne peut trouver un emploi qui lui corresponde. C’est pourquoi en décembre 1941 il commence à travailler dans une mine d’amiante, utilisée par le IIIème Reich ; en 1942 il change de travail et atterrit à Milan pour un projet commandité par un scientifique proche du régime nazi qui n’aboutira pas. Primo Lévi revient ensuite à Turin, où il rencontrera un groupe d’amis juifs et il écrira des poèmes sur ses problèmes dus à sa religion. En 1943, il fuit l’Italie et s’engage dans un groupe de partisans où il se fera trahir et transférer dans un camp d’internement de Juifs. Il est déporté en février 1944 vers Auschwitz.

Cette assignation au camp nazi est un tournant dans sa vie. Primo Lévi manque de mourir à plusieurs reprises : d’épuisement, de froid, de faim. Souffrant de scarlatine, il est laissé à l’infirmerie d’Auschwitz ce qui lui évite de partir pour la marche de la mort. Il est libéré du camp par l’Armée rouge le 27 janvier 1945.

La vie dans ce camp lui a amené à écrire son témoignage de la survie dans ce camp d’extermination : Si c’est un homme, publié une première fois en 1947 à un tirage réduit. C’est son œuvre la plus célèbre dans laquelle il raconte les horreurs qu’il a vécues et le processus de déshumanisation mis en place dans les camps d’extermination.

Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, est un essai de Primo Lévi publié en 1986 au titre original I sommersi e i salvati. Traduit de l’italien par André Maugé, il a été publié en français le 4 avril 1989 aux éditions Gallimard. Dans cet ouvrage, il décrit son expérience des camps d’extermination nazis, mais il tente aussi d’expliquer quelles sont les rapports d’autorité entre les un et les autres, entre les bourreaux et les victimes. Il se pose des questions et tente d’y répondre en argumentant par son expérience et par sa connaissance historique des camps nazis. Nous étudierons les textes « Honte » et « Communiquer » (pp. 69-103).

L’idée générale de Primo Lévi dans ces textes

Primo Lévi ressent une honte à la sortie des camps d’Auschwitz, une honte particulière à chacun mais difficile à décrypter, tant elle est ancrée en chaque survivant. C’est parce que chacun en est ressort très affaibli, tant physiquement que psychologiquement (les deux aspects sont liés). Dans les camps d’extermination, les prisonniers arrêtent de communiquer, de s’exprimer et donc de penser. Cela les a amenés à vivre dans des conditions animales, jusqu’à en avoir les caractéristiques cognitives. Arrêter de penser est selon Lévi synonyme d’impossibilité de survie.

La reconstitution des arguments de Primo Lévi

« Honte »

Ce que beaucoup croient (via la littérature, poésie, cinéma) c’est qu’après la libération, « tous les cœurs se réjouissent » (p. 69). Surtout les combattants, militaires, politiques ; ceux qui ont moins souffert, moins longtemps.

Mais il y a eu la destruction, le massacre, la souffrance. Primo Lévi en est sorti vivant, mais diminué, affaibli tant physiquement que mentalement. 

L’angoisse n’a pas d’étiquette, on ne peut voir sa cause chez quelqu’un : « On peut se croire ou se déclarer angoissé pour une cause, et l’être pour tout autre chose : croire qu’on souffre à cause de l’avenir et souffrir au contraire de son propre passé; croire qu’on souffre à cause des autres, par pitié, par com-passion, alors qu’on souffre pour des raisons qui sont les nôtres, plus ou moins profondes, plus ou moins avouables et avouées ». (p. 70).

Ceux qui ont vécu dans les camps d’extermination ont le plus souffert de la Seconde Guerre mondiale ; ils ne se sont donc pas réjouit à la libération. Les prisonniers ont eu un sentiment de « honte » : faute pendant la captivité et après. La grande majorité des prisonniers n’avaient pas de réelles fonctions ni de réels pouvoirs.

Le sentiment de honte est différent selon les individus : « chacun de nous, soit objectivement soit subjectivement, a vécu le Lager à sa manière ». Ils ont vécu pendant des mois voire des années dans le froid, la saleté, la promiscuité, la faim, le travail forcé ; ils n’avaient plus la possibilité de réfléchir ou d’avoir des sentiments.

 » Nous avions oublié non seulement notre pays et notre culture, mais aussi notre famille, le passé, le futur que nous avions imaginé, parce que, comme les animaux, nous nous étions réduits au moment présent » (p. 74)

S’ils ont volé des objets et de la nourriture aux nazis, cela reste un vol et il en découle un sentiment de culpabilité.

Il parle des nombreux de cas de suicide qui ont eu lieu après la libération, plus fréquents que ceux pendant la captivité. Trois raisons selon Lévi :

  • Acte humain et non animal (les animaux ne se suicident pas). Comme les prisonniers étaient comme des animaux, ils ne se suicidaient pas.
  • Ils avaient autre chose à penser : travail, faim, soif, fatigue, froid, etc.
  • « Le suicide naît d’un sentiment de faute qu’aucune punition n’est venue atténuée, or la dureté de la captivité était perçue comme une punition […] » (p. 75). Ils ne pensaient pas à la faute qu’ils avaient commise, mais cette dernière est ressortie à la libération : le sentiment de n’avoir rien fait pour empêcher ça.

De plus les prisonniers n’ayant pas fait résistance se sont retrouvés comparés à ceux qui avaient été des résistants. Ils sont accusés ou se sont auto-accusés. Comme le dit Lévi : « […] j’avais aussi assimilé profondément la règle principale de l’endroit, qui prescrivait de penser d’abord à soi-même. » (p. 77). Il s’est senti coupable d’avoir pensé à lui avant de penser aux autres. La culpabilité d’en être sorti vivant, alors qu’un autre est mort : il était peut-être plus généreux, plus sage, plus utile ; plus méritant à continuer de vivre. A la fin de la Guerre, il parle du « code moral « civilisé » » qui resurgi ; il ne sait pas si la honte de « l’après » est justifiée.

Être vivant à la place d’un autre est pour lui synonyme d’homicide. Il se rend compte que les survivants ne sont pas les meilleurs mais les pires. Pour lui, les meilleurs sont partis « non malgré leur valeur, mais à cause de leur valeur » (p.82). On lui a dit qu’il avait survécu pour qu’il puisse témoigner grâce à sa capacité à écrire ; cela l’inquiète puisque selon lui les « vrais témoins » sont ceux qui sont morts à Auschwitz. Même s’ils pouvaient témoigner en étant morts biologiquement, ils ne le pourraient pas puisqu’ils étaient déjà morts avant.

Il ne sait pas vraiment s’il témoigne par obligation morale envers eux ou pour se libérer de leur souvenir ; il obéit à une pulsion « puissance et durable » (p.83). Par ailleurs, personne qui ne soit revenu des camps n’a voulu oublier ce qu’il s’y était passé et tout le monde a éprouvé une certaine douleur.

La honte de l’humanité est cependant toujours présente chez Lévi qui estime que des exterminations de masse ont eu lieu/ont lieu après la Seconde Guerre mondiale. Cela requiert « une combinaison de certains facteurs (état de guerre, perfectionnisme technologique et organisateur germanique, la volonté de charisme à l’envers de Hitler, l’absence, en Allemagne, de solides racines démocratiques) » (p.85). Cependant dans certains pays la mémoire est encore fraîche et l’idée des camps d’exterminations juifs encore ancrée, il est improbable d’avoir de tels épisodes s’y produisant. Il finit le texte « Honte » en parlant de l’apocalypse nucléaire, « une horreur plus grande et différente » (p.86).

« Communiquer »

Pour Primo Lévi, la communication est un droit et un devoir, cela contribue directement à la paix de chacun, le refus de communication serait une faute. Biologiquement, nous serions faits pour communiquer via le langage. La compréhension de la parole (écrite, prononcée) est indispensable aux rapports humains. La société capitaliste l’a compris et a créé des écoles de langues où chacun peut apprendre à lire, à écrire, à parler (cf. lois Jules Ferry).

Même durant son expérience de la Seconde Guerre mondiale, comprendre l’allemand aux côtés des soldats qui l’avaient capturé était un avantage, on avait moins de chances d’être agressé si l’on comprenait les ordres :  » pour ceux-là nous n’étions plus des hommes : avec eux, comme avec les vaches ou les mulets, il n’y avait pas de différence essentielle entre le hurlement et le coup de poing » (p.90). Au final, prisonniers et soldats communiquaient via un langage très simplifié avec peu de vocabulaire : comme avec les animaux.

Parler, communiquer, c’est aussi obligatoirement penser. Dans les camps, il n’était pas facile de parler, la barrière de la langue et le contexte n’étaient pas favorisants. En quelques mois comme il le raconte, la pensée disparaissait. 

Même pour s’informer, cela était compliqué :  » la communication engendre l’information et que, sans information, on ne vit pas » (p.92). Selon Lévi, c’est d’ailleurs la raison de la morts des prisonniers qui ne parlaient pas l’allemand, il souffraient du manque d’information. Des informations qui auraient pu leur servir à se procurer des vêtements, de la nourriture, gérer certaines maladies.

Durant son emprisonnement, l’auteur a ressenti le besoin de communiquer et a donc appris certains termes dans des langues étrangères, quelques mots éparpillés ; connaître son matricule en polonais, c’était entendre se faire appeler pour la soupe. Cela représentait une question de vie ou de mort. Ces quelques mots, Lévi ne les comprenait parfois même pas, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir envie de les retenir.Si la langue est restreinte à ses locuteurs, le langage est une notion universelle.

Afin de comprendre les ordres donnés par les SS, Primo Lévi a même payé avec du pain un autre prisonnier pour apprendre l’allemand ; manger était moins important que comprendre. Le Troisième Reich était favorable à l’utilisation d’acronymes : l’auteur compare l’augmentation des acronymes à l’appauvrissement de la langue. Dans le « Lager », un véritable langage s’était développé, un jargon ressemblant aux casernes prussiennes et à l’allemand des SS. Mais il y avait aussi toutes les influences de toutes les langues parlées par les prisonniers : polonais, yiddish, hongrois, etc.

Cependant ce mélange de cultures fut redoutable dans la transmission des informations. SI l’information circulait très peu entre le camp et le monde extérieur, elle avait autant de mal à circuler à l’intérieur du camp, entre les prisonniers qui ne se comprenaient jamais totalement. Ce qui permettait la communication (à sens unique) avec le monde extérieur, c’était les nouveaux prisonniers arrivés et les journaux abandonnés :  » Les nouvelles «du monde», comme nous disions, nous parvenaient irrégulièrement et sous une forme approximative. Nous nous sentions abandonnés, comme les condamnés qu’on laissait mourir dans les oubliettes médiévales. » (p. 101).

La liberté de communication est une part importante de la liberté générale. Empêcher la communication, c’est faire dépérir les autres libertés : de santé, d’opinion, d’expression.

« Honte » et « Communiquer », deux textes encore d’actualité ?

Nous pourrions faire un parallèle intéressant entre l’expérience de Primo Lévi des camps d’Auschwitz avec ce que subit la communauté Ouïghours actuellement en Chine. Selon l’ONU, en 2018, près d’un millions de Ouïghours seraient détenus dans des camps d’internement et que deux millions seraient dans des « camps politiques d’endoctrinement.

Depuis le 11 septembre 2001, la Chine a adopté des mesures anti-terroristes qui vont à l’encontre des libertés de cette communauté musulmane. Dans ces camps, on tente d’effacer leur culture, leur religion, leur langage pour le remplacer par ce que le gouvernement chinois pense être bon pour eux et pour le régime. La Chine a mis en place des écoles de « transformation par l’éducation », qui ressemblent à ce qu’on pourrait considérer comme des prisons. Son gouvernement persécute les Ouïghours sous couvert de prévention de la radicalisation et le terrorisme.

Une méthode qui n’est pas sans rappeler le projet du Troisième Reich, même si les histoires diffèrent sur bien des aspects.

Une critique des textes de Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz

Il est tout de même sensible de critiquer des textes écrits par Primo Lévi traitant des camps d’extermination d’Auschwitz. En effet une critique pourrait être mal perçue, comme une sorte d’atténuation de la réalité, une réalité non-vécue par le critiqueur (ici en l’occurrence moi-même), voire de négationnisme. C’est tout de même là qu’on pourrait lui faire une critique : l’impossibilité de critiquer ce texte, c’est absurde, mais cela reste un point abordable.


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