Personne morale

« Personne morale » par Justine Augier : pour tout savoir sur les liens entre Lafarge et Daech

Le procès Lafarge pour « financement du terrorisme » est terminé depuis quelques jours. Pour comprendre ce qui s’est joué durant toutes ces années chez le cimentier, Personne morale de Justine Augier est peut-être le meilleur ouvrage. Et évidemment, j’essaie de vous expliquer pourquoi.

Résumé de Personne morale

« Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière. »

Une affaire complexe où il faut se mettre à la place des juristes

Ces jeunes femmes que Justine Augier a suivies, ce sont elles qui ont mis en évidence les délits et crimes de Lafarge, après l’article de Dorothée Myriam Kellou dans Le Monde, qui reprenait des témoignages d’anciens salariés de la cimenterie. Le récit se construit en une sorte de David contre Goliath, avec d’un côté les salariés, les juristes et les journalistes et de l’autre, les dirigeants de Lafarge, ceux qui ont tout fait pour que la cimenterie continue de tourner, exposée entre les feux des guerres en Syrie. C’est effectivement un parti pris de la journaliste, qui défend les juristes et les salariés face à cette Personne morale.

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L’autrice nous met à la place des juristes, qui se plongent dans l’affaire, qui rédigent les plaintes et les recours auprès de la justice, minitieusement, page après page. Une bonne idée pour l’immersion et surtout pour éviter de se perdre. C’est un peu le cas quand même : entre les noms propres des personnes physiques et morales, les lieux, les temporalités différentes, on est un peu perdu au début. Mais comme nos juristes et avocates, en avançant, on comprend de mieux en mieux l’affaire. Comme elles, il faut aller au bout pour comprendre, pas le choix. Justine Augier réserve aussi d’importantes parties de Personne morale aux anciens salariés de Lafarge, ceux qui ne sont plus là comme ceux qui sont toujours là. Les témoignages sont multiples et c’est primordial : à s’enfermer dans un feuilleton judiciaire, le livre en aurait perdu l’essence même de l’affaire. Ce qui ressort de ces multiples facettes de cette enquête, c’est aussi le travail de longue haleine de la journaliste, avec une documentation très fournie.

Il n’y a pas que les entreprises qui peuvent jouer avec le droit

Comment inculper Lafarge de crimes contre l’humanité et de financement du terrorisme ? C’est là tout l’enjeu de Personne morale et des juristes et avocats de Sherpa, l’ONG qui a porté l’affaire en justice (elle n’était pas la seule). Justine Augier montre comment ces juristes ont réussi à modeler le droit, tout en restant dedans, afin de démontrer les crimes de Lafarge. Une gymnastique qu’on ne comprend jamais vraiment dans le livre, mais on comprend que c’était une innovation dans le droit français (et international). Une manière de faire qui déroute à la fois la justice et les avocats de Lafarge.

L’ouvrage prend aussi l’angle du questionnement des mécanismes de mondialisation, de néolibéralisme et des responsabilités des entreprises. Avec ses actionnaires, ses filiales en pagaille et sa soif de profits, Lafarge a délibérément laissé tourner sa cimenterie (qui lui avait coûté très cher peu de temps avant le Printemps arabe), pour continuer à gagner de l’argent, quitte à mettre en danger ses propres employés, qui à verser de l’argent et du ciment à des entités terroristes. On comprend aussi comment les dirigeants ont tenté de diluer leurs responsabilités, avec une bureaucratie complexe et un système de filiales : « Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler. » Des filiales qui sont uniquement là pour faire écran, puisque « Lafarge détient Sofimo, qui détient Lafarge Cyprus Holding, qui détient la filiale syrienne. Malgré ce montage qui tend à éloigner la maison mère de sa filiale, la première possède la seconde à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. »

Oui, Personne morale est un livre un peu technique, un peu compliqué, mais c’est tellement important de comprendre l’affaire Lafarge que ça en vaut la peine. À la fin de la lecture, je me suis rendu compte que j’avais compris ce qu’il fallait comprendre en tant que citoyen. Alors que l’usine a été partiellement détruite, quand les responsables de Lafarge retournent sur place pour constater les dégâts, leur choix est cruel : « Ils renoncent enfin quand tombe l’estimation de ce que coûterait la remise en état de l’usine : il faudra cinquante millions d’euros et c’est trop. Cette affaire de coût semble donc avoir été la seule et unique raison pour laquelle ces hommes ont fini par accepter la fermeture de l’usine Lafarge de Jalabiya, qui est mise sous cocon. »


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