La culture, les médias et l'"effet idéologique"

La culture, les médias et l’ »effet idéologique », par Stuart Hall

Fiche de lecture, résumé de l’article La culture, les médias et l’ »effet idéologique » écrit par la sociologue Stuart Hall en 1977 qui est inclus dans Cultural Studies : anthologie.

La culture, les médias et l’ »effet idéologique » dans Cultural Studies : anthologie

L’article de Stuart Hall intitulé La culture, les médias et l’ »effet idéologique » est publié dans le livre Cultural Studies : anthologie, un ouvrage de Hervé Glevarec et Éric Macé publié en 2008. Le livre intègre des extraits de « Culture, the Media and the « Ideological Effect » » in Curran James, Gurevitch Michael, Woollacott Janet, (dir), Mass Communication and Society, Edward Arnold/The Open University Press, 1977.

Trois concepts liés de « domination »

Stuart Hall débute son article en citant Raymond Williams : il écrit que l’on retrouve à chaque période « un système central de pratiques, de significations et de valeurs que nous pouvons proprement appeler dominantes et effectives… qui sont organisées et vécues » ; Williams parle d’un « processus d’incorporation« . Les classes d’invidus choisissent des significations et des valeurs qui sont « choisies et soulignées », les autres sont rejetées. Ces dernières, en dehors du « noyau central sélectif » sont continuellement transformée de telle sorte à ce qu’elle ne contredisent pas les « autres éléments de la culture dominante effective ». « Le système dominant doit donc sans cesse se faire et se refaire » ; il inclut les significations, pratique et valeurs qui s’y opposent. Chacune des sociétés possède plusieurs systèmes de significations, valeurs et pratiques à l’intérieur même de son système central. Le caractère « dominateur » provient des « mécanismes permettant de sélectionner, d’incorporer et donc d’exclure » dans la « pratique humaine ». Pour Williams, il y a « deux types de signification et de pratiques » :

  • Formes « résiduelles » de la « culture alternative ou oppositionnelle », qui ne peut s’exprimer dans la culture dominante. Elle est souvent issue du passé, c’est la base de la critique et tendances culturelles de l’époque.
  • Formes « émergentes » qui sont les pratiques nouvelles.

Ces deux formes peuvent faire partie (partiellement) de la « structure dominante », ou pas du tout.

Par la suite, Stuart Hall cite Gramsci qui introduit la notion d’ »hégémonie« . Il y a hégémonie lorsqu’une classe dominante peut contraindre une classe subordonnée « à se confronter à ses intérêts » et lorsqu’elle exerce une « autorité sociale totale » sur ladite classe. Pour lui, les classes dominantes commandent et contraignent les classes subordonnées au consentement. Il fait d’ailleurs là une critique du capitalisme libéral dont l’État organiserait cette hégémonie par la politique. Les « définitions de la réalité » que souhaite la classe dominante deviennent « réalité vécue » par l’État ; les classes subordonnées ont des idéologies alternatives qui finissent par être « à l’intérieur de leur horizon de pensée » (de la classe dominante).

« L’«hégémonie » ne peut être maintenue par une « classe dominante » unique et unifiée, mais seulement par une alliance conjoncturelle particulière de fractions de classes ; le contenu de l’idéologie dominante reflète ainsi la formation intérieure complexe des classes dominantes. »

Elle s’accomplit à travers ce qu’appelle Hall de « superstructures » : institutions (religieuses, étatiques), système éducatif, famille, médias, etc. L’hégémonie peut être perdue si elle n’est pas gardée activement, elle peut changer au cours de l’Histoire.

Cependant les classes dominées gardent des « formes distinctives de vie sociale et de pratique de classe », même si elle ont une culture qualifiée par Hall de « corporatiste ». Cette culture, si les classes subordonnées ne sont pas assez fortes/pas assez organisées peut être utilisée par la « structure dominante ». Cette classe dominée ne disparaît pas totalement dans la « culture du bloc hégémonique », mais les deux cultures et classes sont reliées par une « complémentarité réussie » ; Gramsci la désigne comme un « équilibre instable ».

« […] c’est-à-dire que le groupe dominant entre en coordination concrète avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et que la vie de l’État se trouve conçue comme une formation continuelle et un dépassement continuel d’équilibres instables (dans le cadre de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres dans lesquels les intérêts du groupe dominant prévalent mais jusqu’à un certain point, c’est-à-dire sans aller jusqu’à l’intérêt étroitement économico-corporatif »

Stuart Hall explique Gramsci en disant que « cela renvoie à la manière dont les intérêts particuliers, au niveau de l’État et des superstructures, peuvent être représentés comme des « intérêts généraux » auxquelles toutes les classes ont une part égale ».

Hall valide l’idée de Gramsci selon laquelle la domination a une place fondamentale dans les « rapports entre structure et superstructures », le tout dans une idéologie de lutte des classes.

Hall mobilise un autre concept de domination, introduit par Althusser dans Idéologie et appareils d’État idéologiques qui est celui de la reproduction. En effet, l’auteur voit le capitalisme comme un système productif qui reproduit « les conditions de production de manière élargie » (notamment la reproduction sociale) : « la reproduction de la force de travail et des rapports de production. Cela comprend :

  • Les salaires
  • Les compétences
  • Les « idées adéquates » : « soumission à l’idéologie dominante »

Cette « reproduction sociale » requiert la « capacité d’agir » « de tous les appareils qui ne semblent pas liés à la production en tant que telle ». L’État assure la reproduction sociale avec :

  • Le consentement de la société
  • Dans « l’intérêt de l’hégémonie durable du capital et du bloc de la classe dominante »

Althusser « appelle tous les appareils impliqués dans ce processus » des appareils idéologiques d’État. En fait, les classes dominantes contrôlent via les « structures sans classes de l’État et le champ complexe des idéologies ». Stuart Hall cite l’auteur :

« Dans l’idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels dans lesquels ils vivent. »

À la différence de Gramsci, pour Althusser, l’idéologie est formée d’ »idée dominantes » mais aussi d’un « champ de thématiques idéologiques » qui serait constitué des rapports « dans les idées » entre classes dominantes et classes subordonnées. La reproduction idéologique est alors « l’enjeu mais aussi le lieu de la lutte des classes ». Stuart Hall qualifie donc Althusser de fonctionnaliste, plus que Gramsci.

Que « fait » l’idéologie pour l’ordre capitaliste dominant ?

Stuart Hall reprend une nouvelle fois les pensées de Gramsci ; selon lui, il y aurait deux « grands étages » de superstructures : « la société civile et l’État ». Une distinction confuse puisque les frontières entre ces deux superstructures sont – dans un « capitalisme monopolistique avancé » – toujours mouvantes. Dans un environnement comme celui-ci, les « classes productives apparaissent ou sont représentées comme :

  • Des « unités économiques individuelles motivées exclusivement par des intérêts privés et égoïstes »
  • « Liées par une multitude de contrats invisibles »

Cette représentation fragmente « les classes en individus » et les enferme dans une « communauté passive » de consommateurs. Cela même au niveau de l’État, puisqu’on parle de « sujets individuels légaux et politiques » qui serait « unifiés » par un « contrat social » et par leur « intérêt général » ; cela masque la « nature de classe de l’État ».

« Il est étonnant de constater combien de zones idéologiques dominantes connaissent leurs inflexions les plus caractéristiques au moyen de ce mécanisme. »

Stuart Hall parle ensuite de Poulantzas qui relève plusieurs « fonctions critiques de l’idéologie » dans une « figure idéologique pragmatique » ; il en note plusieurs effets :

  • Un « effet de dissimulation et de déplacement » : pour lui, « les idéologies de la culture dominante fonctionnent en masquant, en dissimulant ou en réprimant ces fondements antagonistes du système ».
  • Un « effet de fragmentation ou de séparation » : les « différentes sphères de l’État » en fonction de la « séparation des pouvoirs » et les « intérêts collectifs de la classe ouvrière » en « différentes strates en fonction d’opposition internes ». Hall écrit que « La valeur créée collectivement est appropriée individuellement et privativement. » ; Poulantzas appelle « la catégorie constituante » la « personne-individu ».
  • « Imposer une unité ou une cohérence imaginaire aux unités ainsi re-présentées » : cela veut dire « reconstituer des sujets-personnes individuels en totalités idéologiques » tels que la communauté, la nation, l’intérêt général, etc.

« À ce niveau, les unités sont produites une fois encore, mais sous des formes qui masquent et déplacent le niveau des relations de classe et des contradictions économiques, et qui les représentent comme des totalités non antagonistes. On retrouve ici la fonction de consentement et de cohésion de l’hégémonie gramscienne. »

L’État serait « l’un des principaux lieux de ce processus de dissimulation, de fragmentation et d’unification, en particulier en régime capitaliste moderne avancé » ; c’est à ce niveau qu’il y a généralisation des intérêts de classe (ce qui donne l’intérêt général). L’État faire en sorte d’étendre le Capital, il fonctionne en son nom et défend ses intérêts « contre les intérêts de classe ». C’est ce qui fait qu’il est relativement indépendant par rapport aux classes dominantes, même si elles dominent « à travers la médiation de l’État ».

Dans le concept d’hégémonie abordé précédemment, les « questions de légitimité et de consentement sont essentielles », « c’est à travers elles que les classes dominantes peuvent utiliser le champ des idéologies pour construire positivement l’hégémonie » ; « c’est à travers elles que le système dominant parvient à gagner une certaine acceptation de la part des classes dominées ». Hall écrit que grâce aux « structures de représentation politique […] qui sont au cœur de la démocratie formelle libérale-bourgeoise […] l’opération d’une classe sur une autre dans le façonnement et la production du consentement […] perd toute visibilité ». Cette « fragmentation de l’opinion est ensuite réorganisée dans une cohérence imaginaire ».

Cette structuration et ce façonnement du consentement et du consensus – l’autre versant de l’« hégémonie » – font partie des principales tâches accomplies par les idéologies dominantes. »

Après ça, Hall peut statuer sur « le rôle et les effets idéologiques assumés par les médias de masse dans les sociétés capitalistes contemporaines ». Ce ne serait tout d’abord par leur seule fonction. L’évolution des médias est liée à la « profonde transformation d’une société et d’une culture capitaliste agraire en société capitaliste urbaine et industrielle ». Il fait un résumé historique et social de l’évolution des médias de masse au cours de l’Histoire à parti du XVIIIème siècle. Cependant, « Ces aspects de la croissance et de l’expansion des médias, historiquement, doivent ici être mis de côté pour que toute l’attention se porte sur les médias comme « appareils idéologiques ». ».

Selon l’auteur, les médias possèdent (au XXème siècle) une « autorité décisive et fondamentale » « dans la sphère culturelle ». En effet, ils contrôlent davantage de « ressources économiques, techniques sociales et culturelles que les canaux culturels traditionnels ». En fait, « la production et la consommation » de ce qu’il appelle « savoir social », « dépend désormais de la médiation des moyens modernes de communication ». Les médias de masse sont de plus en plus responsables :

  • De « fournir la base sur laquelle les groupes et les classes se forment une image » des autres groupes et des autres classes
  • De « fournir les images, les représentations et les idées à partir desquelles la totalité sociale, composée de tous ces éléments séparés et fragmentés, peut être appréhendée de façon cohérente comme un tout« .

Les médias modernes ont plusieurs fonctions culturelles, l’une d’entre elles est « la construction sélective du savoir social« .

La société devient « de plus en plus complexe et multiforme », elle serait donc vue comme de plus en plus « pluraliste ». Dans les différentes communautés (géographiques, sociales, culturelles), « les divers schémas de vie se composent et se recomposent ». Ces « représentation collectives » sont selon Hall « une variété infinie de manières de classer et d’ordonner la vie sociale ». À parti de ça il donne la deuxième grande fonction des médias modernes : c’est « de réfléchir et de réfléchir sur cette pluralité ; de fournir un inventaire constant des lexiques, des styles de vie et des idéologies ainsi objectivés ». Il cite Halloran :

« de fournir des réalités sociales là où elles n’existaient pas ou de donner de nouvelles directions à des tendances déjà présentes, de telle sorte que l’adoption d’une forme de comportement ou d’une attitude nouvelle devienne un mode de conduite socialement acceptable, tandis que le fait de ne pas y parvenir passe pour une déviance socialement désapprouvée »

Puis Stuart Hall dit :

« Ici, dans des conditions de lutte et de conflit entre les explications et les raisons préférées et exclues, entre les comportements permis et déviants, entre ce qui fait sens et ce qui en est dénué, entre les pratiques, les significations et les valeurs incorporées et celles qui sont antagoniques, la ligne, parmi toutes ses contradictions, ne cesse d’être tracée et retracée, défendue et négociée : elle est le « lieu » et l’« enjeu » de la lutte. »

La troisième fonction des médias, dit Hall, « est d’organiser, d’orchestrer et de rassembler ce qui est sélectivement classé et représenté ». Dans les négociations et dans la construction du consensus, il faut « faire de la place aux autres voix », pour « qu’émerge une forme à laquelle tout individu raisonnable puisse commencer à s’attacher ». Cette « production du consensus », cette « construction de la légitimité » est « le troisième aspect essentiel de l’effet idéologie des médias ».

Puis le sociologue s’interroge sur les « mécanismes réels » utilisés par les médias de masse pour leur « travail idéologique ». En effet, ils ne sont pas vraiment contrôlés ni par l’État, ni par une partie de la classe dominante (« en son nom propre ») ni par quelqu’un de classe dirigeante. Les médias de masse font un travail « neutre », et n’utilisent par leur « biais » (c’est une exception). Stuart Hall se pose alors cette question : « Comment se fait-il alors que les discours des médias soient systématiquement pénétrés et infléchis par les idéologies dominantes ? ».

Il écrit tout d’abord que « Les médias sont des appareils socialement, économiquement et techniquement organisés pour la production de messages et de signes, arrangés dans des discours complexes ». Pour communiquer, les médias utilisent le langage au sens large, à savoir pour Hall « l’ensemble des systèmes de signes donnant le sens ». Pour signifier un événement, les médias font de l’ »encodage » pour les rendre « intelligibles » : c’est « sélectionner les codes qui assignent des significations aux événements ».

« Les médias ne sont pas seulement largement partagés et diffusés entre les différentes classes ; ils ramènent aussi ces dernières dans la grille de communication sociale, et doivent reproduire en permanence leur propre légitimité populaire pour contrôler leur territoire idéologique ; de ce fait, les espaces et les inflexions négociés qui permettent aux lectures subordonnées d’être contenues dans les syntagmes idéologiques plus larges des codes dominants sont absolument essentiels à la légitimité des médias, et lui donnent sa base populaire. La construction d’une base « consensuelle » pour le travail des médias est en partie le résultat de ce travail de légitimation. »

Les médias sont indirectement liés aux « alliances de la classe dominante ». Cela fait qu’il ont « quelques caractéristiques […] des appareils d’État eux-mêmes ». Hall fait ensuite des comparaisons entre appareils médiatique et appareils étatiques :

  • Séparation des pouvoirs
  • Relative autonomie
  • Objectivité/neutralité
  • Idée d’unité

Le travail idéologique des médias « repose sur le soutien du champ idéologique structuré dans lequel jouent les différentes positions […] elles entrent en lutte« .

Il conclut son article avec ces phrases :

« Il nous faut donc dire que le travail de « reproduction idéologique » qu’accomplissent les médias est, par définition, un travail où des tendances opposées – les « équilibres instables » de Gramsci – ne cessent de se manifester. Nous ne pouvons alors parler que de la tendance des médias – mais d’une tendance systématique, non d’une caractéristique accidentelle – à reproduire le champ idéologique d’une société, de manière à reproduire aussi sa structure de domination. »


Publié

dans

,

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *