Fiche de lecture et résumé détaillé de la théorie du Lecteur Modèle développée par Umberto Eco dans Lector in fabula en 1979.
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La théorie du Lecteur Modèle
La théorie du Lecteur Modèle d’Umberto Eco, exposée dans le troisième chapitre de Lector in fabula (1979), postule qu’un texte est incomplet et nécessite une coopération active du lecteur pour en actualiser le sens. L’auteur anticipe un « Lecteur Modèle » idéal, doté des compétences linguistiques, culturelles et interprétatives nécessaires pour saisir les stratégies textuelles implicites. Les textes, « ouverts » ou « fermés », offrent différents degrés de liberté interprétative, mais leur compréhension repose toujours sur l’interaction entre les attentes de l’auteur et les capacités du lecteur.
Eco explore la relation dynamique entre auteur et lecteur, chacun étant une « stratégie textuelle » plutôt qu’une entité empirique. L’auteur imagine un Lecteur Modèle, tandis que le lecteur construit une image de l’Auteur Modèle à partir des indices textuels. Cette coopération textuelle montre que la signification d’un texte n’est jamais fixe, mais dépend des interactions interprétatives et du contexte.
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3.1 Le rôle du lecteur
Pour Eco, un texte « représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés » par le destinataire, ou lecteur. Il reprend ici le schéma linguistique de Jakobson en le transposant à une situation de texte écrit, mais en précisant qu’il existe un code de l’émetteur et un code du destinataire. Eco écrit qu’« un texte est incomplet, et cela, pour deux raisons ».
Un texte reste inintéressant tant qu’il n’est pas corrélé « à son contenu conventionné », comme le dictionnaire ou la grammaire. Émetteur et récepteur doivent la même convention pour que le message soit transmis. Eco dit que « tout message postule une compétence grammaticale de la part du destinataire ». Cependant, même les définitions des mots rendent la compréhension totale inaccessible : « ce problème relève d’une part de l’infinité de l’interprétation […], d’autre part il renvoie à la thématique de l’implicitation […] et du rapport entre propriétés nécessaires, essentielles et accidentelles. »
En résumé, un texte est un « tissu de non-dit », c’est-à-dire qu’il « requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur » à travers l’actualisation de son contenu. Eco pense que les auteurs laissent ces manquements pour deux raisons :
- « Un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire » ;
- « Au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative ».
Umberto Eco termine : « un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice. »
3.2 Comment le texte prévoit le lecteur
Eco rappelle que « la compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur » ; autrement dit, les codes de l’émetteur et du destinataire ne sont pas forcément les mêmes. D’ailleurs le code est « plus souvent un système complexe de systèmes de règles » : on ne peut pas le comprendre simplement en parlant de sa dimension linguistique, puisque plusieurs systèmes de signes se complètent l’un l’autre (comme avec le non-verbal à l’oral). Ainsi, « générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre ». C’est pourquoi l’auteur doit faire un calcul de probabilités.
L’auteur doit prévoir un « Lecteur Modèle » qui soit « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement », ou plus simplement : « il doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. » Pour cela, plusieurs moyens existent :
- Une langue ;
- Un type d’encyclopédie (une référence à un autre texte) ;
- Un patrimoine lexical et stylistique donné ;
- Des signaux de genre pour sélectionner une audience ;
- Un champ géographique
Toutefois, « l’auteur présuppose la compétence de son Lecteur Modèle et en même temps il l’institue. » C’est pourquoi il faut agir sur le texte pour construire ledit Lecteur Modèle : le texte contribue à produire la compétence.
3.3 Textes « fermés » et textes « ouverts »
Les auteurs ont tendance à définir une « cible » lorsqu’ils écrivent. Toutefois, si leur texte tombe dans les mains de quelqu’un d’autre, alors le texte changement de dimension. Dans l’exemple d’un féru de littérature qui lit un livre dit « populaire », « le texte, de “fermé” et répressif qu’il était, deviendra très ouvert, une machine à engendrer des aventures perverses. » De plus, « la prévision quant à la compétence même du Lecteur Modèle peut avoir été insuffisante ». Eco va même plus loin : « rien n’est plus ouvert qu’un texte fermé. » Sauf que dans ce cas-là, ce n’est pas l’auteur qui ouvre son texte, mais plutôt la façon d’utiliser ce dernier : « il s’agit là de violence plus que de coopération ».
Il reprend une phrase de Paul Valéry : « Il n’y a pas de vrai sens d’un texte ». Pour Umberto Eco, cela signifie deux lectures :
- On peut faire l’usage qu’on veut d’un texte ;
- On peut donner d’innombrables interprétations d’un texte.
Un texte est dit « ouvert » quand l’auteur sait qu’il ne pourra contrôler le Lecteur Modèle et son interprétation : il doit alors « contrôler la coopération du lecteur, où il doit la susciter, la diriger, la laisser se transformer en libre aventure interprétative. » Il faut faire en sorte que les différentes interprétations soient liées en une relation de « renforcement mutuel ».
3.4 Utilisation et interprétation
Umberto Eco fait la distinction « entre l’utilisation libre d’un texte conçu comme stimulus de l’imagination et l’interprétation d’un texte ouvert. » Pour l’auteur, « la notion d’interprétation entraîne toujours une dialectique entre la stratégie de l’auteur et la réponse du Lecteur Modèle. » L’utilisation est quelque chose de plus large, qui ne fait pas dialoguer les deux acteurs. Un texte peut être utilisé pour écrire un autre texte (reprise, critique, analyse, etc.). Ces opérations sont en théorie toutes explicables.
De plus, « un texte n’est pas autre chose que la stratégie qui constitue l’univers de ses interprétations – sinon légitimes – du moins légitimables. Tout autre décision d’utiliser librement un texte correspond à la décision d’élargir l’univers de discours. »
Pour Eco, « les textes fermés sont plus résistants à l’utilisation que les textes ouverts. Conçus pour un Lecteur Modèle très défini, dans l’intention d’en diriger d’une manière répressive à la coopération, ils laissent des marges de manœuvre assez élastiques. » Il a même une réflexion assez drôle : « Prenez maintenant le Procès de Kafka et lisez-le comme une histoire policière. Légalement c’est permis mais textuellement cela produit un piètre résultat. Autant se rouler des joints de marijuana avec les pages du livre, ce serait bien meilleur. »
3.5 Auteur et lecteur comme stratégies textuelles
Umberto Eco rappelle que dans un processus communicatif, le Destinataire utilise des traces grammaticales comme indices référentiels « dans le dessein d’acquérir des informations sur l’auteur et les circonstances d’énonciation. » Mais si un texte n’est que cela, l’Émetteur et le Destinataire sont présents dans le texte comme « rôles actanciels ». L’Émetteur est alors manifesté en tant qu’acteur du texte, qui « active » un Lecteur Modèle. Ce qui fait que le Lecteur Modèle « n’est déterminé que par le type d’opérations interprétatives qu’il est censé accomplir » et que l’auteur établit des stratégies textuelles capable d’établir des corrélations sémantiques.
3.6 L’auteur comme hypothèse interprétative
Résulte de l’Auteur et du Lecteur Modèle une « double situation » :
- L’Auteur en tant que sujet de l’énonciation textuelle met en place une stratégie à partir de son hypothétique Lecteur Modèle :
- Le Lecteur en tant que sujet concret des actes de coopération dessine un hypothétique Auteur à partir des stratégies textuelles de ce dernier.
Pour Eco, « l’hypothèse formulée par le lecteur empirique à propos de son Auteur Modèle semble plus fondée que celle que l’auteur empirique émet à propos de son Lecteur Modèle. » L’écrivain dit penser que « l’Auteur Modèle n’est pas toujours si clairement discernable et il n’est pas rare que le lecteur empirique ait tendance à l’aplatir (à partir d’informations qu’il possède déjà) sur l’auteur empirique en tant que sujet de l’énonciation. » Ce qui complexifie cette « coopération textuelle », à savoir « les intentions virtuellement contenues par l’énoncé. » Les intentions qu’un lecteur attribue ne le sont qu’à son Auteur Modèle et non à son auteur empirique ; « la coopération textuelle est un phénomène qui se réalise, nous le répétons, entre deux stratégies discursives et non pas entre deux sujets individuels. »
Mais le lecteur empirique, pour devenir Lecteur Modèle doit s’approprier les codes de l’émetteur. Pour s’aider, « il faut donc prévoir les cas où consciemment on détermine un Auteur Modèle devenu tel par suite d’événements sociologiques tout en sachant qu’il ne coïncide pas avec l’auteur empirique » (origines sociales, personnalité, indépendamment de l’intention).
Umberto Eco conclut : « La configuration de l’Auteur Modèle dépend de traces textuelles mais elle met en jeu l’univers de ce qui est derrière le texte, derrière le destinataire et probablement devant le texte et le processus de coopération (au sens où elle dépend de la question : » Qu’est-ce que je veux faire de ce texte l? « ). »
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