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Don’t Look Up : faut-il respecter l’ordre du discours de Foucault ?

À travers l’exemple du film Don’t Look Up, voyons comment la communication utilise (ou non) la notion d’ordre du discours de Foucault en 2022.

Cet essai est une réponse au sujet du concours du Celsa (communication) en 2014. J’avais réalisé le même exercice en 2021, sur la notion de discours d’escorte. Je vous mets d’autres ressources à disposition si vous souhaitez en savoir plus sur le concours du Celsa.

Le sujet du concours du Celsa en 2014

Lors de sa première « leçon » au Collège de France, prononcée le 2 décembre 1970, le philosophe et historien Michel Foucault décrit les contours de ce qu’il appelle « l’ordre du discours », soit l’ensemble des règles, des procédures et des « rituels » qui organisent la prise de parole dans la société. Il écrit : « Tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la grande prolifération du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures qui esquivent le plus incontrôlable ; tout se passe comme si on avait voulu effacer jusqu’aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée et de la langue. Il y a sans doute dans notre société […] une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu’il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours. »

Michel FOUCAULT, L’Ordre du discours, Gallimard, p.52-53

Cette description vous semble-t-elle pertinente pour rendre compte de la place que la communication tient en 2022 dans notre société ?

Vous limiterez votre réponse à 7000 à 10000 signes, espaces compris.

Don’t Look Up, un film sur la communication

Le film Don’t Look Up raconte le combat de deux astronomes américains pour prévenir le monde entier qu’une comète se dirige droit vers la Terre et la détruira ; non-aidés par leur gouvernement, ils vont être entraînés dans une tournée médiatique qui va les obliger à produire des discours aux enjeux vitaux. Mais ils seront confrontés à une chose, décrite par Foucault dans sa leçon L’Ordre du discours : des règles qui régissent la prise de parole dans la société, des interdits qui permettent habituellement d’organiser la surabondance de discours. C’est pourquoi, la présidente dit aux deux astronomes : “Vous ne pouvez pas aller dire aux gens qu’il y a 100% de chances qu’ils meurent” ; elle souhaite maîtriser cet ordre du discours. D’ailleurs, les astronomes, n’étant pas des communicants, ne comprennent pas cette notion et disent même : “En quoi est-ce un crime d’aller simplement dire aux gens ce que nous avons vu et de dire la vérité à tout le monde ?”.

Le film permet de montrer ici une tension sur la notion d’ordre du discours, de la description de Foucault sur la communication aujourd’hui : faut-il dire la vérité ? Pour Foucault, le discours c’est avant tout une production “propagée par une institution”, un “lieu d’expression d’une forme de pouvoir” dans lequel une hiérarchie “organise la prise de parole ou la publication des textes” ; un discours sera “composé de contenus qui répètent les normes et l’idéologie du groupe social qui le propose”. L’ordre discours peut avoir plusieurs origines : être une norme sociale, acquise ou non par l’entité qui propose le discours, ou alors créé par cette entité. Le film pointe donc du doigt une tension qui concerne l’ordre du discours dans la communication aujourd’hui : pour arriver à ses fins, la communication respecte-t-elle cet “ordre du discours”, doit-elle la respecter ?

Comment contrôler le discours médiatique : ce que montre Don’t Look Up

Si la présidente des Etats-Unis dans le film souhaite attendre, c’est qu’elle veut organiser le discours, presque manipuler l’agenda médiatique pour augmenter ses chances de remporter les élections prochaines. Alors que ce dernier ne lui est pas avantageux, elle change d’avis et décide de s’intéresser à la comète, l’une des astronomes lui demande alors : “Ce que vous dites, c’est que vous êtes sur le point de perdre les élections de mi-mandat parce que vous avez envoyé une photo de votre foufoune à votre amant le shérif pornographe donc maintenant c’est dans votre intérêt d’agir contre la comète ?”. Ici, la présidente, qui communique énormément par sa fonction, organise le discours afin de parler de la comète et non pas de ses affaires de coucheries. Cela permet de contrôler les réactions suite à ce scandale, de les “annihiler”. On pourrait d’ailleurs se demander si c’est réellement manipulatoire, puisque cela permet d’agir “pour le bien commun”.

Mais malgré le pouvoir de la présidente, l’agenda médiatique n’est pas entièrement entre ses mains : il reste des journalistes et des scientifiques relativement libres qui pourraient aller à l’encontre de son “intérêt”. Elle seule n’a pas le monopole de la prise de parole.

Le contrôle du discours, de la communication, il est aussi fait par la “cancel culture” ou culture de l’annulation/de l’effacement ; une pratique (à l’origine américaine) visant à ostraciser des entités (individus, groupes, etc.) qui auraient commis des actes ou donné des propos inadmissibles. Une pratique qui se répand sur les réseaux sociaux et qui suscite beaucoup de controverses, notamment dans le champ de la recherche en sciences sociales, par exemple avec le colloque “Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture” de ce début 2022. Dans le cas de l’ordre du discours de Foucault, on peut considérer la cancel culture comme une forme “extrême” de régulation de la prise de parole. Après certains propos, ces entités ne “peuvent” plus s’exprimer, du moins leur discours ne sera pas reçu par certaines personnes. D’ailleurs, ceux qui voudraient s’exprimer se sentent limités par cette pratique, devenus logophobiques et ne voulant pas être “cancellés”.

Le contrôle de l’ordre du discours est-il possible ? Pas vraiment

A certains moments, Don’t Look Up nous montre un phénomène rencontré par la société, lié aux technologies de l’information et de la communication (TIC) : la surcharge informationnelle, ou infobésité. A plusieurs moments, beaucoup d’extraits de chaînes de télévision d’information en continu, de réactions sur les réseaux sociaux fusent, jusqu’à en perdre l’essence du sujet.

Comment organiser et trier les prises de parole et les discours ? Si la curation, le fact checking, les infographies ont justement pour but de trier et de synthétiser les informations, avoir des contenus en surabondance fait qu’on a du mal à s’y retrouver quand même ; c’est notamment le cas avec les règles sanitaires qui évoluent constamment.

L’ordre du discours donc, n’est pas vraiment contrôlable, contrairement à ce que dit Foucault et c’est ce que montre Don’t Look Up en déployant sa satire : le film fait passer des histoires amoureuses de stars de la musique avant des sujets plus “importants” comme la fin du monde. Même lorsque le sujet de la comète est au devant de la scène, on ne parle pas vraiment de la fin de l’humanité, mais plutôt des réactions : tweets, memes, blagues, etc. Comme le notaient Stéphane Billiet et Olivier Aïm dans Communication, les médias ne sont plus un milieu mais un écosystème composé des acteurs et de leurs dispositifs ; ce dernier, en s’élargissant, le rend incontrôlable. L’ordre du discours, s’il existe, n’est en tout cas pas contrôlé par une entité, on ne trouve pas d’ordre “hégémonique” au sens de Gramsci, précisément parce que la production de discours par des acteurs non-médiatiques/non-communicants est devenue courante, la communication est aujourd’hui une double médiation (Jouët) notamment avec la démocratisation des TIC.

Cette surconsommation entraîne inévitablement une surenchère, une économie et une “écologie de l’attention” (Yves Citton) qui rend plus ou moins attractif chaque sujet par rapport à un autre. C’est l’analyse que porte la chercheuse en sciences du climat Valérie Masson-Delmotte : “Le film illustre bien les travers de la société du spectacle et de la surconsommation, la manière dont fonctionnent certains médias, la désinformation qui se propage plus vite que les connaissances solidement établies”.

Ne pas respecter l’ordre du discours : un danger pour la communication

La chercheuse pointe du doigt un phénomène dangereux pour la communication : s’il n’y a pas d’ordre dans le discours, alors ce dernier ne peut être transmis efficacement. Auparavant, la communication fonctionnait sur un modèle télégraphique, mais aujourd’hui les sciences de l’information et de la communication se penchent sur un modèle orchestral, qui prendrait en compte les gestes, le contexte, les réactions, etc. (Yves Winkin). Avec cette multiplication des discours, ce tri devient beaucoup plus difficile. L’ordre du discours n’est plus incontrôlable, il n’existe plus. C’est d’ailleurs un phénomène pointé du doigt par le rappeur Orelsan dans L’odeur de l’essence :

“Plus personne écoute, tout l’monde s’exprime

Personne change d’avis, que des débats stériles

Tout l’monde s’excite parce que tout l’monde s’excite

Que des opinions tranchées, rien n’est jamais précis

[…]

L’intelligence fait moins vendre que la polémique”

Même si l’on souhaite enrayer ce phénomène en arrêtant de communiquer, on communique d’une certaine manière, comme en parlait Paul Watzlawick, il est impossible de ne pas agir ; la non-communication est une forme de communication.

Ce que nous apprend Don’t Look Up : ne pas respecter l’ordre du discours pour faire passer ses idées

Pour la chercheuse “la satire et le rire sont des leviers formidables pour susciter la réflexion et stimuler l’esprit critique et la curiosité” ; l’existence du film et sa grande popularité peut permettre des débats, une mise à l’agenda médiatique de la cause climatique : “Ce film permettra-t-il de toucher un public plus large, ou est-ce une distraction qui fait porter le débat sur le film et non sur les problèmes de fond ?”. Utiliser l’humour serait un moyen de passer outre cet ordre du discours, relevant à certains égards du politiquement correct. Un politiquement correct d’ailleurs de moins en moins utilisé en communication politique, encore moins en ces temps de campagne présidentielle.

L’objectif pour les scientifiques, c’est de comprendre et de faire comprendre (de communiquer), notamment aux responsables politiques, ce qu’ils savent. Dans Don’t Look Up, les astronomes se mettent à travailler avec le gouvernement américain sur l’évitement de l’impact de la comète tout en “réconfortant” les citoyens afin d’éviter la panique totale. Pour cela, il faut user de rhétorique, de communication intelligente en posant des barrières, des limites, décrites par le concept d’ordre du discours par Foucault dans sa leçon. Mais dans le film, le docteur Randal Mindy (astronome) en a plus qu’assez, trouvant cela malhonnête et pas assez efficace, surtout lorsque le gouvernement ne fait pas assez. Il se lance alors dans une tirade lors d’une intervention sur un plateau de télévision : “Est-ce que vous pourriez arrêter de nous emmerder avec votre p***** de bonne humeur ? Pardon, mais tout n’a pas systématiquement besoin d’être intelligent, charmant ni même aimable. Il y a des moments où l’on devrait pouvoir se dire les choses, on a besoin d’entendre les choses.”.

L’ordre du discours de Foucault existe, mais reste limité

Par l’indispensabilité du politiquement correct de certains communicants et par la nécessité de contrôler les réactions aux discours, la communication a bien recours à des formes d’ordre du discours et pose certaines limites à ne pas franchir ; c’est ce que montre Don’t Look Up. D’un autre côté, tout contrôler en matière de discours est dans notre société de l’information et du spectacle chose impossible : le pouvoir des non-communicants est d’une certaine façon devenu trop grand. De plus, dans certains cas, la communication doit se libérer de tout ordre pour faire passer son message : le film le montre encore une fois et le parallèle peut être fait avec la réalité pour la cause climatique ou dans le champ de la communication politique.


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