discours d'escorte

En quoi la notion de « discours d’escorte » des technologies est pertinente pour analyser les médias d’aujourd’hui ?

Qu’est-ce que les discours d’escorte disent des médias aujourd’hui ? Voici ma copie rendue à l’épreuve écrite en 3ème année de licence au concours de la voie générale du CELSA en 2021. Je vous mets d’autres ressources à disposition si vous souhaitez en savoir plus sur le concours du Celsa.

Le sujet de l’épreuve écrite du concours du CELSA en 2021 en 3ème année de licence Communication

Voici un extrait de texte écrit en 2001 par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, deux chercheurs en Sciences de l’information et de la communication. Pouvez-vous expliquer, en donnant des exemples tirés de vos lectures et de votre expérience, en quoi la notion de « discours d’escorte » des technologies est pertinente pour analyser les médias d’aujourd’hui ?

« Les objets ne valent pas en soi et pour soi, ils ont besoin d’être chargés de valeur. On le sait bien par la critique littéraire qui octroie de la valeur aux œuvres qu’elle juge dignes de traverser l’histoire ; la valeur est le fonds de commerce des industries et du marketing culturels.

Ainsi en est-il, selon l’expression consacrée, des nouvelles technologies et de tous les objets plus ou moins distincts qui accompagnent leur arrivée : l’internet, le multimédia, les réseaux, la nouvelle économie, la société de l’information… Ces objets, réels ou fantomatiques, sont escortés par tout un discours valorisant qui annonce une nouvelle ère médiatique ; discours et objets sont ainsi relayés par les circuits les plus classiques de la communication. À bien des égards, toutes ces merveilles numériques ne sont que des “êtres de papier”.

Certains évoquent le “discours d’accompagnement” des TIC (Technologies de l’information et de la communication), ce qui est, en première approche, assez juste. On pourrait également reprendre le terme de “discours d’escorte” que nous utilisions dans les années soixante-dix pour stigmatiser le commentaire scolaire des objets culturels, celui des manuels et des morceaux choisis d’une culture conditionnée. Il y a bien une production idéologique qui s’accroche à l’idée de mutation technologique. »

Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, 2001 Communication & langages, no 128, p. 33

La longueur de l’écrit devait être comprise entre 7 000 et 10 000 signes et il était conseillé de passer trois heures sur le sujet, quatre heures dans le cadre d’un tiers-temps.

En quoi la notion de « discours d’escorte » des technologies est pertinente pour analyser les médias d’aujourd’hui ?

Qu’est-ce qu’un « discours d’escorte » ?

En décembre dernier, le journaliste Samuel Etienne a lancé l’émission La Matinée est tienne, une revue de presse en direct sur Twitch. C’est l’une des premières fois qu’une personnalité venant du monde de la télévision anime un live. Très vite, le succès est au rendez-vous et cela intéresse les chaînes de télévision : France Télévisions, BFM TV et TF1 par exemple.

Depuis quelques mois, les médias à cette plate-forme, qui existe depuis plusieurs années et qui est toujours spécialisée dans le jeu vidéo. La promesse du site est la forte interactivité avec la possibilité d’échanger avec le chat via des messages postés par les internautes.

Un intérêt probablement né de l’effervescence médiatique apparue autour de Samuel Etienne et plus généralement de Twitch. Beaucoup sur Internet et dans la presse ont exprimé leur approbation par rapport à l’activité du journaliste et ont souligné l’importance de sa revue de presse. Elle serait une émission pédagogique à destination des jeunes et de ceux qui ont boudé la presse.

Twitch représente une nouvelle façon de communiquer. D’ailleurs, avec les restrictions sanitaires dans le monde entier, les audiences se sont multipliées ces derniers mois avec des records jamais vus. Twitch est un média, vu comme une « nouvelle » technologie de l’information et de la communication (TIC) et globalement acceptée. En réalité, la technologie de diffusion en direct et d’interaction existe depuis plusieurs années cela fait longtemps que Twitch est un média, même s’il reste très récent à l’échelle de notre civilisation.

Le « discours d’escorte » provient de Gérard Genette qui utilisait ce terme pour parler du paratexte (1982) : ce serait ce qui accompagnerait un écrit pour indiquer les inteprétations de lecture de celui-ci. Il relève d’un acte d’énonciation et dans le cas présent, est utile pour analyser les discours qui traitent des TIC numériques.

Un « discours d’escorte » de cette plate-forme par les médias présent depuis plusieurs mois qui en dit long sur les ambitions et les envies de ces mêmes médias, qui sont toujours à la recherche de l’audience et surtout de l’attention de cette dernière : c’est la clé de leur survie économique. Mais alors, pourquoi cette notion de « discours d’escorte » est-elle utile dans l’analyse des médias et plus particulièrement des nouveaux médias ? Qu’est-ce que les discours d’escorte disent des médias aujourd’hui ?

Les nouveaux médias se doivent de rester dans la course à la technique

Afin de rester dans la course, les médias « d’aujourd »hui » doivent rester actuels technologiquement. En effet, il en va de leur survie économique, de leur survie tout court. La technique, comme le disait Jacques Ellul, est devenue autonome par rapport à l’Homme, une avancée dans un domaine en provoque une autre dans un autre domaine ; il n’y a alors plus de finalité à la technique, elle est devenue universelle. Pour Lewis Mumfort, les innovations techniques et les évolutions sociales sont ambigües et liées dans un système capitaliste. Les médias numérique ont en fait su prendre le train en marche du numérique et se sont retrouvés propulsés dans les usages par la démocratisation de la micro-informatique.

Le numérique est d’ailleurs avant tout un multi-média : Yves Citton parle même de « méta-médias » qui sont à notre époque interconnectés. Ces médias existent grâce au numérique ; ils configurent toutes les médiation antérieures et les superposent comme le soulignait Vilém Flusser dans La Civilisation des médias.

C’est pourquoi régulièrement on entend parler de nouvelles plates-formes, comme TikTok il y a quelques années ou encore Clubhouse plus récemment. C’est d’ailleurs aussi pourquoi de nouvelles fonctionnalités « innovantes » font leur apparition ou se démocratise ; c’est durant la crise sanitaire que la visio-conférence a connu un succès énorme.

Si les médias doivent anticiper les changements techniques, c’est surtout pour rester à jour dans les usages des TIC ; là encore il en va de leur survie. Ces usages, liés aux changements sociétaux entraînés par la technique doivent être étudiés et compris par les médias pour qu’ils puissent s’adapter. Le discours d’escorte apparaît alors comme un argument marketing pour ces médias et pour les groupes et entreprises qui les dirigent. En mettant le point sur les usages et sur la valeur plus que sur l’innovation, ils touchent au pathos des utilisateurs/consommateurs. Cette façon de communiquer est également nécessaire dans le cadre d’une stratégie de branding : une marque doit pouvoir s’inscrire culturellement pour espérer prospérer dans le temps.

Derrière le discours d’escorte, une « culture numérique dominante »

Cette notion de « discours d’escorte » montre peut-être une certaine « culture numérique dominante » ; un mélange entre culture dominante et culture numérique. Une culture dominante qui passe par le « processus d’incorporation » dont parlait Raymond Williams opéré par les classes dominantes : ce qui la rend dominante. Culture numérique au sens de la diffusion de masse des technologies numériques et de ses conséquences (Communications, 2011) : l’appropriation des dispositifs de communication, l’accès à l’information et aux biens culturels ; une culture désormais ordinaire. Précisément parce qu’elle a été poussée par la culture dominante, la culture numérique devient ordinaire, c’est pourquoi je propose de parler de « culture numérique dominante ».

Ainsi, avoir un discours d’escorte vis-à-vis de ces nouveaux médias numérique permet à la classe dominante d’asseoir son hégémonie (Gramsci). Cela se manifeste dans notre vie quotidienne par les monopoles créés par les GAFAM : ces entreprises proposent des produits et services techniquement avancés et qui correspondent à nos usages du numérique et des médias. Utiliser Google et ses services, c’est pratique, utile et efficace. Aussi, Netflix, Coursera, AirBnB, Airbus sont des clients d’AWS, le service de stockage cloud d’Amazon. En fait, quelques entreprises détiennent et on le pouvoir sur des milliers d’autres ; c’est pour cela qu’elles sont parfois plus puissantes que des états. Cette hégémonie a permis à ces entreprises de devenir des « superstructures » comme le disait Stuart Hall, contrôlée par la classe dominante.

Il y a également une autre forme de superstructure : celle des groupes médiatico-culturels. Nous pouvons prendre l’exemple de la presse écrite en France, les nombreux titres sont en fait détenus par quelques groupes. De même pour les sites d’information en ligne, nombreux sont ceux qui appartiennent à des groupes (Humanoid, Webedia, etc.). Du côté culturel, on peut parler des maisons de disque (Universal), des studios de productions hollywoodiens (Warner) ou même des éditeurs de jeux vidéo (EA, Nintendo, Ubisoft). Ces groupes proposent des produits culturels et des produits médiatiques ; ils possèdent le contrôle sur une grande partie de cette offre médiatico-culturelle.

Derrière ce discours d’escorte, il y a donc une idéologie explicable par Hall et Gramsci. Les « classes productives » seraient « motivées exclusivement par des intérêts privés et égoïstes », ce qui fait que les classes dominées sont passives et consommatrices ; le consentement et le consensus sont façonnés. Ceci valide dont ce qu’écrivent Jeanneret et Souchier lorsqu’ils parlent d’une « production idéologique qui s’accroche à l’idée de mutation technologie ».

Parce qu’ils sont contrôlés par une classe dominante, les médias, qui sont les porteurs de la culture de masse, et plus largement les industries culturelles sont chargés d’idéologie. Les discours d’escorte déclamés par les médias de masse ont un double message comme le montrait Theodor Adorno dans La télévision et les patterns de la culture de masse : un message manifeste dont le sens est le plus évident et un message caché qui « échappe au contrôle de la conscience » mais qui peut investir l’esprit du spectateur. Ce contrôle là et cette culture de masse entraîne un appauvrissement de l’offre culturelle et encourage le spectateur à consommer des produits culturels « accessibles » et qui demandent moins d’efforts. Ce phénomène là touche même l’industrie du rap, comme le rappait Swing dans le morceau Sur ma vie :

« J’ai besoin d’avancer, fuir la disette, on m’a dit : « Dans l’rap, tu f’ras pas carrière »

À BX, on était matrixés par l’hégémonie d’la scène parisienne

Ils disaient qu’fallait faire d’la variét’, j’ai le sourire quand j’regarde en arrière

Ralenti par discours avarié, dans les bacs, on a fini par y être »

Le rap accuse même les superstructures du monde de la culture de ne pas mettre en avant les produits intéressants mais ceux qui sont les plus faciles à consommer. C’est notamment ce que dénonçait le rappeur Vald dans Rappel :

« On t’donne pas les armes pour voir la magouille, on t’donne Chalgoumi et Vincent McDoom

Même Sylvain Durif, du divertissement pour tous les profils, que tout l’monde s’amuse »

Des nouveaux médias très riches culturellement

Les discours d’escorte récités par les médias à l’égard des « innovations » technologiques et plus particulièrement numériques soulèvent des questions importantes par rapport aux évolutions de la technique, des usages mais également par rapport à la culture dominante, la culture numérique et l’idéologie que l’on peut trouver derrière. Si, par leur actualité technique, les évolutions numériques peuvent apparaître comme aliénantes (Jacques Ellul) – ce qui fait que la production n’est plus facteur permanent de l’évolution de la société mais la technique – elles peuvent aussi permettre de démocratiser l’accès à la culture et à l’information. Par la collaboration, la recherche informationnelle, la diversité de cultures et d’informations, Internet et les outils numériques possèdent des ressources très riches et utiles à tous.


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