En 2022, le classement très respecté de la revue du British Film Institute, le Sight and Sound, a classé Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles meilleur film de tous les temps. Après avoir assisté à une séance (durant laquelle plusieurs sont partis, d’autres se sont endormis), peut-on le considérer comme le plus grand film jamais produit par le cinéma ?
Synospsis de Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles
« Trois jours de la vie d’une femme, Jeanne Dielman, une mère veuve qui se prostitue pour joindre les deux bouts. Son quotidien monotone est rythmé par les tâches ménagères et les hommes qui défilent chez elle, jusqu’au moment où le désordre s’installe… »
Le classement du Sight and Sound dithyrambique avec Jeanne Dielman
Alors qu’il n’était pas si bien placé dans le classement, Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles a chipé la première place du Sight and Sound en 2022, passant devant Vertigo et Citizen Kane. Pourtant, le visuel du film n’a rien de transcendant : des plans classiques, lents, très lents et avec peu d’action. Le tout pour une durée de près de trois heures et demie. De plus, le film ne raconte pas grand-chose : trois jours banals dans la vie d’une femme au foyer (interprétée par l’immense Delphine Seyrig), bien qu’elle ait une activité particulière. Ce qu’on ressent en sortant de la salle, c’est que ce film est surtout expérimental.
Ce long-métrage de cinéma est d’ailleurs long dès son titre, avec le nom d’une personne et son adresse, comme si on allait lui adresser une lettre. Mais le tout est d’une banalité sans nom (ou si, justement) : l’adresse n’évoque pas grand-chose, le nom de Jeanne Dielman non plus. De quoi annoncer un film a priori banal.
Un film féministe d’avant-garde
Oui, ce film est féministe et ce n’est pas n’importe quoi que de le dire. Tout d’abord parce qu’il a été réalisé par une femme, Chantal Akerman, avec un talent incontestable. Ce n’est pas pour rien qu’elle a influencé nombre de réalisateurs : Gus Van Sant et son Elephant par exemple, qui peut reprendre le même rythme.
C’est précisément le fait que Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles montre le quotidien d’une femme dans les années 70 qui fait que ce film est féministe. Au-delà de peut-être montrer une vision édulcorée de la femme au foyer, le film se contente probablement de ne montrer qu’un quotidien morose, sans user d’artifices et sans nous le dire explicitement.
La question de la sexualité : difficile en 1975
En fait, rien ne nous dit dans le film que Jeanne se prostitue, ce n’est jamais dit clairement, sauf certainement à la toute fin. Mais une action, un regard et on le comprend dès les premières minutes du film.
De même pour sa vision de la sexualité en dehors de son activité particulière : elle ne dit jamais qu’elle a du mal avec sa sexualité et ne parle pas de plaisir féminin, comme s’il n’existait pas. Ce n’est qu’à travers son fils, qui est au début de sa vie sexuelle, qu’on se rend compte de cela. Et cette façon de faire ne se veut pas élégante, au contraire. Cela témoigne surtout d’une lassitude, de quelque chose de normal, montrant que le poids de la vie est trop fort.
Le poids d’un plan, le poids d’un quotidien
Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles est assez difficile à regarder en réalité. Non pas qu’il y ait quelque chose de choquant à l’image ou d’un scénario difficile. Non, sa dureté est ailleurs. Elle l’est principalement dans ce rythme : infernalement lent. On y voit essentiellement Jeanne dans son appartement, à faire de la cuisine, du ménage, à allumer et éteindre frénétiquement les interrupteurs des pièces de son habitation. Le tout sans musique, sauf à deux reprises, via un poste radio qu’elle écoute durant deux minutes. Alors oui, il y a bien un son qu’on peut entendre : celui du réfrigérateur faisant intempestivement du bruit.
Ce qui est dur dans ce film, c’est le poids du quotidien. Petit à petit, on se rend compte que cette vie réglée comme du papier à musique n’est pas supportable, même pour une femme forte comme Jeanne. Un quotidien étriqué par les plans très peu diversifiés, fixes et offrants toujours les mêmes points de vue (même lorsque les situations ne s’y prêtent pas), montrant les mêmes objets aux mêmes places. Le film ne dure « que » trois heures vingt et l’histoire ne se déroule « que » sur trois jours, mais l’impression de visionnage est toute autre.
Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles n’est pas fait pour tout le monde
Si j’ai vu plusieurs personnes sortir de la salle durant ma séance, ce n’est peut-être pas uniquement pour se rendre aux toilettes. Déjà, si elles se le permettaient, c’est bien qu’elles se rendaient compte qu’elles n’allaient rien rater et en vérité oui, elles n’ont rien raté d’intéressant. Vraiment ? Pas si sûr.
En fait, Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles est un film ennuyant et je n’ai pas peur de le dire. C’est même fait exprès pour moi. Montrer le poids du quotidien à travers ce rythme, ce n’est pas seulement le montrer : c’est le faire comprendre. C’est parce qu’on prend le temps d’observer Jeanne et son environnement qu’on se rend compte de ce qu’elle vit. C’est comme l’image du voyage : l’important, ce n’est pas l’arrivée, mais le chemin qu’on a parcouru. Ce n’est pas en lisant le scénario du film, qui doit tenir sur quelques pages, qu’on en comprend l’essence. Ce (long) long-métrage est avant tout une expérience, avec ses avantages et ses défauts. Mais justement, cette construction de l’ennui permet au contraire de le tromper : on se demande ce que Jeanne ressent, ce qu’elle pense. Un superbe tour de passe-passe qui nous force en quelque sorte à nous mettre à sa place, celle d’une femme seule dans les années 70 qui se prostitue. C’est précisément là que la dimension féministe du film prend tout son sens.
Sight and Soud a-t-il raison ?
Mais alors, est-ce que Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles est le meilleur film de tous les temps ? D’un point de vue pragmatique, non : les plans ne sont pas impressionnants, le scénario n’est pas prenant et la thématique pourrait presque paraître banale aujourd’hui.
Mais ce n’est pas ça que juge ce fameux classement. Ce qu’il juge, c’est qu’est-ce que tel ou tel film a changé au cinéma en tant qu’art. Par sa thématique avant-gardiste, par l’expérience qu’il propose et par le fait qu’il arrive à toucher profondément le spectateur en montrant des scènes les plus banales possibles, Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080 Bruxelles est un grand film d’auteur. C’est lui qui a créé toute une génération de cinéastes, une génération de cinéphiles. Dire que c’est le plus grand film de tous les temps, c’est difficile, mais ce qu’on peut au moins reconnaître, c’est que c’est un très grand film.
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