Le problème public passe par plusieurs étapes avant d’être résolu (s’il l’est). Des étapes appelées « opérations » par le sociologue Erik Neveu, qui revient sur l’analyse des problèmes publics dans un article éponyme. En voici le résumé détaillé.
Dans celui-ci, Neveu cherche à :
- Définir ce qu’est un problème public et comment cet objet est entré dans les sciences sociales
- Proposer une méthode d’analyse des processus d’émergence, de succès ou de déclin des problèmes publics
- Suggérer des dimensions d’actualité dans leur analyse
Penser les “problèmes” comme des processus
Pour Neveu, la constitution d’un problème public est avant tout la transformation d’une situation en une problématique : quelque chose qui est discuté. C’est ce qui permet derrière de mener des actions pour “régler” ce problème. Cette situation doit être qualifiée, si possible d’inacceptable, en inventant un mot, un registre d’accusation et esquisser des revendications.
Selon l’auteur, “la liste des faits et des comportements éligibles au statut de problème public est illimitée”. En fait, la nature même du problème “est aussi objet de discussion”. Depuis le milieu du XXème siècle, cette thématique a été intensivement abordée par la recherche. Il rappelle les travaux de Spector et Kistue qui “proposent de fondre l’analyse des problèmes sur ce qui peut sembler un paradoxe : faire la sociologie des problèmes ce n’est en aucun cas chercher à dire s’ils sont graves ou dérisoires, illusoires ou d’importance historique”, mais “suivre l’activité de ceux qu’on peut nommer entrepreneurs de cause” : qui ils sont, comment ils agissent et le rôle des médias et des pouvoirs publics.
Difficile toutefois de juger le fond des problèmes, mais pour Neveu, “il n’existe pas de loi de proportionnalité objective entre la gravité de faits ou de situations […] et l’attention sociale qui leur est accordée”. Rien que le fait de prétendre qu’un problème est important ou inutile, c’est déjà prendre part à la cause : difficile de superposer l’activité de sociologue et “d’entrepreneur de cause”. Mais on peut suivre les activités de ces derniers pour collecter mots et données diverses.
Cela permet de comprendre les structures matérielles du monde social et tout ce qui les entourent. Erik Neveu est d’accord avec la thèse de Best, qui parlait de “constructivisme contextuel” : “presque n’importe quoi peut devenir un problème public, qu’il y a toujours assez de comportements singuliers, de mécontentements, de tensions sociales pour fabriquer un problème”. C’est le cas, “mais pas n’importe où et n’importe quand”.
Cinq opérations de construction et de traitement des problèmes
Pour chaque situation, il y a plusieurs étapes :
- Identification du comportement désigné comme problématique par des entrepreneurs de cause
- Cadrage : construction d’un récit diagnostiquant la nature du problème
- Justifier : sur le fait que le problème est d’une gravité particulière
- Populariser : faire entendre le cadrage et la justification à des publics cibles, l’instaurer dans la sphère publique
- Mise en politique publique : le problème devient un objet de politique publique, qui permet de revenir au point de départ avec un autre, puisque sa résolution est imparfaite
Ces “opérations” “peuvent ce téléscoper, ne pas se présenter dans un ordre immuable” voire ne pas intervenir.
Identification
C’est le fait de désigner un problème social comme problématique et “supposer donc l’intervention d’un promoteur”. Les promoteurs peuvent être des intellectuels (historiquement c’est le cas), via des think tanks ou des laboratoires d’idées (institutionnalisation de la coopération entre chercheurs). Ils peuvent aussi être des mouvements sociaux ayant un répertoire d’actions différent : production de dossiers techniques, entretiens avec les décideurs. On compte aussi les groupes d’intérêt, qui peuvent participer au débat. Un promoteur peut par ailleurs être une administration qui va identifier des enjeux de politiques publiques à prendre en charge. (partis politiques), ou bien la presse (journalisme d’investigation, livres). Erik Neveu insiste sur le fait que “l’observation revient aussi à dire que chercher un seul et unique promoteur à un problème public donné est souvent un peu vain” et que “plus un problème est porté par un réseau d’acteurs, plus sa visibilité croît”.
Cadrage
Le cadrage ou “mise en récit” consiste “à rendre le problème visible et intelligible, donner idée de ses causes, suggérer des actions pour remédier à la situation”. Il faut montrer que le problème “naît d’une responsabilité humaine et non de la fatalité, que des actions efficaces sont possibles”. Neveu écrit qu’”En des termes pratiques, la mise en récit d’un problème a d’autant plus de chances d’être efficace qu’elle s’appuie sur des croyances, des valeurs, une culture bien partagée dans une société”. Aussi, “il faut apprendre à moduler son discours et son argumentaire selon qu’on vise à mobiliser les personnes les plus concernées par ce qui serait le problème ou à capter l’attention de soutiens plus lointains”.
Justification
Selon l’auteur, “un problème doit toujours affronter une double dynamique de concurrence” : la priorisation des problèmes, mais aussi le cadrage au sein d’un problème. La justification doit montrer que “son” problème est plus grave que les autres. Pour cela, trois registres principaux peuvent être mobilisés :
- Vox populi : l’idée de démocratie. Ce registre se base sur les élections, les sondages d’opinion, les mobilisations sociales, etc. Ou par des formes de démocratie directe comme le référendum.
- La mobilisation des émotions (ne fonctionne pas toujours avec les intellectuels).
- Les chiffres et le raisonnement scientifique. Pour Neveu, “nous vivons par ailleurs dans un monde du chiffre où tout s’objective”. Ce serait une analyse plus rationnelle, mais cela engendre des risques de “produire de la fausse science” puisque “l’intelligibilité des données scientifiques n’est pas toujours simple”. Ce type d’argumentaire par l’autorité peut notamment être fallacieux.
Popularisation
Pour que les deux opérations précédentes fonctionnent, il faut qu’elles se fassent entendre par la population et par les cibles concernées. C’est la “mise à l’agenda”. Erik Neveu propose de “réfléchir aux inégalités de ressources médiatiques”. Il y aurait “d’une part la capacité inégale des porteurs de cause à anticiper les fonctionnements et catégories de jugement des journalistes, d’autre part la manière dont les rédactions se représentent de ce […] qu’attend leur public”. En fait, “la distance sociale pèse ici beaucoup”. Des acteurs institutionnels sont souvent plus séduisants pour les médias que des acteurs moins “légitimes” a priori. D’ailleurs, “la nature de la rubrique n’est pas sans effets sur le cadrage médiatique”.
Mise en politique publique
Le fait de voir apporter une solution à un problème public, c’est sa “mise en politique publique”. C’est lorsque l’objet devient “aussi objet d’action et de mesures pratiques”. Chez Kingdon, “cette réussite suppose la conjonction difficile de trois facteurs” :
- Le problème doit avoir réussi à se hisser à l’agenda public
- Son “contexte politique et idéologique” doit lui être “favorable”
- Il faut qu’il existe “des solutions pratiques que les administrations existantes puissent prendre en charge”
Cela repose sur la conviction des administrations de “passer de la revendication à la proposition”, via la suggestion de règles, de financements. Neuveu précise que cela “peut concerner des formes d’intervention publique qui sont à inventer”. Aussi, les solutions proposées peuvent engendrer “des conditions qui fonctionnent de fait comme une forme d’étouffement ou d’enfermement”, écrit l’auteur, reprenant les travaux sur les logiques de confinement d’Emmanuel Henry. Les risques sont multiples : par exemple, la mission peut être confiée à une instance où on ne trouve pas de porteurs du problème, ce qui invisibilise leur vision. Autre risque : le fait de laisser les acteurs s’auto-gérer, ce qui rend opaque leurs pratiques vis-à-vis du grand public et des pouvoirs publics.
La mise en politique public est la dernière opération, mais est souvent “le détonateur d’une nouvelle série de problèmes et d’opérations”. Neveu rappelle que la littérature scientifique montre que “les agents qui mettent en œuvre les politiques liées à un problème n’appliquent jamais les textes mécaniquement”. Certaines mesures sont inapplicables, peuvent être modifiées, être inefficaces, voire engendrer de nouveaux problèmes.
“La mise en politique publique ouvre donc en réalité un espace nouveau de possibles et d’opérations : se transformer de militants d’une cause en gestionnaires des dispositifs et institutions qui visent à la satisfaire, assister impuissants au détournement ou à l’échec d’une réforme, se remobiliser pour un nouveau combat… mais aussi, fort heureusement, constater parfois que la politique mise en œuvre produit des effets positifs.”
Quelle actualité dans l’analyse des problèmes publics ?
Erik Neveu suggère par la suite trois pistes d’actualité.
Une culture des problèmes publics
Il part de l’évocation de Gusfield d’une “culture des problèmes publics” qui s’est mise en place durant les Trente Glorieuses. Parmi les propositions abordées, il y a le fait “qu’une grosse inégalité ou un dommage anormal subi par un groupe est probablement illégitime et qu’il faut y réagir”, avec une “prise en charge par une bureaucratie” et une mobilisation “des ressources publiques”. Pour Gusfield, “la face cachée de cette culture […] aboutit aussi à ne pas mettre en débat des remises en cause radicales des inégalités sociales qui sont au départ de beaucoup de problèmes”. Neveu suggère “une crise de cette ancienne culture des problèmes publics dans un contexte de triomphe des idées néolibérales”. Pour le sociologue, “toute inégalité n’est plus perçue comme problématique” et on parle d’une “culture de l’assistanat” ; il illustre ça pas “la montée de la conditionnalité de nombreuses prestations sociales”. On assisterait à une recomposition “en profondeur” de “la définition de ce qui est problématique” et “des institutions chargées” qui sont en charge.
Le rôle du savoir
D’après Neveu, “une autre rupture tient au rôle du savoir”. Historiquement, “dans la constitution des problèmes publics le savoir était une clé d’efficacité” et donnait “des leviers d’action”. Il écrit que certaines entreprises font de l’agnotologie et cherchent à aller à l’encontre du consensus scientifique/intellectuel parfois, en le décridibilisant et/ou en produisant de l’information. Avec cela, “c’est aussi la légitimité des actions organisées visant à poser des règles protectrices de la santé, d’une relative égalité qui sont ainsi l’objet d’une disqualification”.
Comparatisme
Enfin, le sociologue aborde le comparatisme. Des recherches peuvent comparer “la manière dont un “même” problème se constitue dans deux pays différents ou plus”. Cela permet de “comprendre comment des rapports de force différents entre professions, experts et institutions publiques engendre des trajectoires distinctes”. Cette approche s’élargit “plus récemment vers la question de la circulation internationale des problèmes publics. Exportation d’un problème, constitution dans un espace international, etc. Par ailleurs, on voit des phénomènes de mondialisation des problèmes, créant des “problèmes globaux”, “un filon d’analyse prometteur” pour Erik Neveu.
Il conclut son article en écrivant qu’un “espace de recherche peut être défini par des questions, des concepts, des auteurs”, mais il faudrait “plus souvent s’employer à le singulariser par l’intérêt pratique qu’il peut avoir et par la jubilation intellectuelle qu’il peut susciter”. Cela peut passer par une certaine interdisciplinarité (sociologie, analyse des médias, politiques publiques). Neveu termine en ajoutant que “si la question d’une nouvelle culture et de nouvelles grilles de lecture des problèmes publics sont ouvertes, le prodigieux foisonnement des inégalités et – écrivons-le – des injustices qui caractérise notre époque promet un bel avenir à l’action des individus et groupes pour identifier des problèmes publics et lutter pour leur résolution”.