repenser la sphère publique

Repenser la sphère publique selon Nancy Fraser : la remise en cause de la conception de Habermas

Dans cet article, la philosophe Nancy Fraser reprend les hypothèses de la conception bourgeoise de la sphère publique de Habermas pour les déconstruire et les analyser dans un contexte contemporain dit de « sociétés capitalistes tardives ». Elle formule elle-même de nouvelles hypothèses et y propose des objectifs pour la théorique critique de la démocratie. Résumé détaillé de Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 dans Hermès, La Revue 2001/3 (n° 31), p. 125-156.

Présentation de Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement

Sur l’opinion publique, Habermas est sans doute incontournable avec L’Espace public, grâce aux débats qu’il a ouverts sur la question et les travaux qu’il a engendrés. Certains auteurs ont réfuté ses théories ou y ont ajouté les leurs et cela s’essouffle. Sauf pour sa thèse de la théorie normative de la démocratie : sous l’égide de la « démocratie délibérative », « toute une fraction de la philosophie politique anglo-saxonne semble vouloir se rallier aujourd’hui à un modèle d’espace public, de discussion et de décision collective, directement inspiré de Habermas. Ils cherchent « dans la délibération un principe organisateur alternatif à ceux qui gouvernent aujourd’hui les démocraties contemporaines, centrées sur le seul jeu de la confrontation des intérêts réglé par l’élection ». Ces intellectuels critiquent les médias dans leur globalité « jugés incapables de créer les conditions de cette discussion collective, ouverte au plus grand nombre ». Cette dernière serait déterminée par la « force du meilleur argument » (Habermas). Dans sa présentation, Loïc Blondiaux écrit que « tout se passe comme si » cette critique « exigeait un réexamen théorique de la notion de public » et d’une opinion publique démocratique. Nancy Fraser, inscrite dans les « gender studies », participe elle aussi à cette redéfinition. Elle ne remet pas en Corse « le principe d’un modèle normatif d’espace public », mais les présupposés d’Habermas : « l’égalité entre les participants à la discussion ; l’unicité, préférable à la fragmentation des publics ; la limitation des questions ouvertes à la discussion et la séparation entre cette sphère publique et l’Etat ». Les idées de Fraser ont fait l’objet de nouvelles discussions et son essai « rend compte tout à la fois du ton et des principales orientations du débat ouvert aujourd’hui dans la philosophie politique et la théorie critique anglo-saxonnes autour du concept d’espace public », conclut Loïc Blondiaux.

Introduction de Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement

D’entrée de jeu, Nancy Fraser remet en cause la « triomphe de la démocratie libérale », mais aussi la théorie critique des « limites de la démocratie dans les sociétés capitalistes tardives », alors que ce modèle est plébiscité pour des pays émergents après la chute du bloc soviétique. Un des penseurs les plus importants du domaine, c’est Habermas et son concept de « sphère publique », qu’il a fait évoluer jusqu’à la fin de sa carrière. Cette notion permet de « passer outre certaines confusions », notamment entre appareil d’État et « sphère publique de discussion et d’association », mais aussi celle qui sépare ce qui seraient la « sphère domestique » et la « sphère publique » (comprenant l’État, l’économie et les « arènes du discours public »).

Fraser rappelle que la sphère publique, au sens de Habermas, désigne « un espace, dans les sociétés modernes, où la participation politique se concrétise au moyen de discussions […] une arène institutionnalisée d’interaction du discours ». Elle est distincte de l’Etat puisqu’elle peut le critiquer. Elle est distincte aussi de l’économie puisqu’on y trouve par de relations marchandes : on y parle économie seulement pour en débattre. Dans son analyse, l’autrice fait l’hypothèse que la notion de Habermas « est indispensable à la théorie critique de la société et à la pratique politique démocratique ». Cependant, elle n’est pas suffisante pour Fraser et prétend que son analyse doit être critiquée afin de « théoriser les limites de la démocratie telle qu’elle existe réellement ». Elle rappelle d’ailleurs que l’étude de Habermas portait sur « la grandeur et la décadence d’une forme de sphère publique spécifique et limitée dans l’histoire ». Il y conclut que ledit modèle n’est plus réalisable dans le modèle de démocratie dominant à la fin du XXème siècle, sans pour autant proposer d’autre modèle de sphère publique et sans problématiser « certaines hypothèses discutables ». Pour Fraser, « L’Espace public se termine sans proposer de conception de la sphère publique qui soit suffisamment distincte de la conception bourgeoise pour servir les besoins de la théorie critique actuelle ».

La sphère publique : histoires alternatives et conceptions concurrentes

Dans la première partie de sa thèse, elle reprend l’interprétation de Habermas sur la « transformation structurelle de la sphère publique ». Elle serait un ensemble de « personnes privées » qui débattent de sujets « d’intérêt public ». Dans l’Europe moderne, certaines sont apparues dans la bourgeoisie, des publics qui « avaient vocation à servir de médiateurs entre la société et l’État » par le moyen de la publicité (le fait de rendre public). Elles permettaient d’exiger « que les informations portant sur le fonctionnement de l’État soient rendues publiques afin que les activités de ce dernier soient soumise à l’analyse minutieuse et à la force de l’opinion publique ». Pour cela, des libertés existaient : liberté d’expression, de la presse, de réunion, etc. La sphère publique « désignait un mécanisme institutionnel de rationalisation de la domination politique en rendant les États responsables face à l’ensemble (ou certains) des citoyens », mais aussi un « type particulier d’interaction discursive ». Ce dernier serait un « idéal de discussion rationnelle, sans restriction, des affaires publiques » : ouvert à tous, portant sur des sujets publics peu importe le statut social. C’est cela qui formerait l’opinion publique, un « consensus portant sur le bien commun ».

Fraser ajoute que selon Habermas, « le potentiel pleinement utopique de la conception bourgeoise de la sphère publique » ne s’est jamais concrétisé, puisque les autres couches de la société ont gagné l’accès à cette sphère. Aussi, la “question sociale” est apparue, avec la lutte des classes et la fragmentation du public. “Le débat public raisonné sur le bien commun” a été remplacé par de nouvelles pratiques. De plus, “la société et l’État sont devenus intimement liés” et la publicité “a laissé la place aux relations publiques, aux événements mis en scène et relayés par les médias, et à al fabrication et à la manipulation de l’opinion publique”.

L’autrice compare ensuite l’interprétation de Habermas à la sienne (historiographiquement récente). Habermas “idéalise la sphère publique libérale” et que cette dernière était constituée de “nombreuses exclusions significatives”, notamment le genre ou la position sociale. Mais pour Fraser, “Il y a une ironie notable sur l’essor de la sphère publique, ici, que Habermas ne parvient pas à apprécier entièrement”. Le discours sur la “publicité” se veut inclusif, mais est utilisé “comme une stratégie de distinction”. Pour elle, “cela suggère que la relation entre la publicité et la position sociale est plus complexe” que ce que Habermas croit. Ce n’est pas parce qu’on dit qu’une sphère publique est inclusive qu’elle l’est réellement. Fraser poursuit en écrivant que l’auteur “oublie d’étudier d’autres sphères publiques concurrentes, non-libérales et non-bourgeoises”, ce qui fait qu’il idéalise son concept. Par exemple, même sans le droit de vote, “les femmes disposaient de toute une variété de moyens d’accès à la vie publique et d’un grand nombre d’arènes publiques”. Avec l’historiographie de Mary Ryan, on comprend que “le public bourgeois n’a jamais été le public” et qu’à la même époque (XIXème siècle), “on a assisté à l’apparition d’une multitude de contre-publics concurrents”. D’ailleurs, les “rapports entre les publics bourgeois et les autres ont toujours été conflictuels”. Les contre-publics ont créé d’autres normes de discours public ou de comportements politiques. De leur côté, les publics bourgeois se sont efforcés d’”entraver une participation plus large”. Nancy Fraser indique que “l’historiographie récente suggère une vision beaucoup plus sombre de la sphère publique bourgeoise que celle qui transparaît dans l’œuvre de Habermas”. Pour elle, on ne peut plus “supposer que la conception bourgeoise de la sphère publique n’était qu’un idéal utopique réalisé ; il s’agissait aussi d’une notion idéologique masculiniste qui fonctionnait pour légitimer une forme émergente de règles de classes”. Pour Geoff Elley, on a assisté au “glissement d’un mode de domination répressif vers un mode hégémonique”, mais “ce nouveau mode de domination politique […] assure à une couche de la société la possibilité de diriger les autres”.

Nancy Fraser se demande par la suite si l’idée de sphère publique est un instrument de domination ou un idéal utopique. Son hypothèse que “ces deux conclusions sont trop extrêmes et rigides pour rendre justice” à l’objet de sa réflexion. Puis, elle rappelle quatre hypothèses formulées par Habermas, pour les examiner tour à tour :

  1. Dans une sphère publique, les interlocuteurs ont la possibilité de suspendre les différences de statut social et de débattre comme s’ils étaient socialement égaux. Il s’agit donc de l’hypothèse selon laquelle l’égalité sociétale n’est pas une condition nécessaire à la démocratie politique.
  2. La prolifération d’une pluralité de publics concurrents éloigne nécessairement davantage qu’elle ne rapproche d’une plus large démocratie, et une sphère unique et globale est toujours préférable à un réseau de publics pluriels.
  3. Le discours, dans les sphères publiques, devrait être limité au débat portant sur le bien commun, et le surgissement d’intérêts et de problèmes privés est toujours indésirable.
  4. Le fonctionnement d’une sphère publique démocratique exige la séparation nette entre société civile et État.

Ouverture d’accès, parité de participation et égalité sociale

Pour Habermas, la condition à la sphère publique est son ouverture d’accès, primordiale pour la norme de la publicité. Dans la réalité, cela ne s’est cependant pas concrétisé, même si les exclusions formelles ne sont plus actuelles. Pour Fraser, il faut “aussi étudier le processus d’interaction discursive au sein d’arènes publiques officiellement ouvertes à tous”. Dans la conception habermassienne de la sphère publique, on ignore “les inégalités de statut social” : elles ne sont pas supprimées, mais suspendues. Une suspension qui n’est pas effective selon l’historiographie, à cause d’”obstacles non-officiels à la partie de participation” qui peuvent persister. Cela peut être basé sur le genre, la classe sociale ou l’ethnie : les hommes ont tendance à davantage prendre la parole que les femmes, le langage peut transmettre “des formes subtiles d’autorité” et avantager “souvent un point de vue au détriment des autres. L’autrice précise qu’il peut arriver “que les groupes subordonnés ne trouvent pas le ton ou les mots justes pour exprimer leurs pensées, et lorsqu’ils s’expriment, ils se rendent compte qu’on ne les écoute pas”. Le problème principale est que “suspendre les inégalités sociales dans un processus de délibération revient à faire comme si elles n’existaient pas”. et qu’elle “tend généralement à favoriser les groupes dominants”. Fraser va plus loin en proposant de “lever la suspension” des inégalités et de “les thématiser de façon explicite”, ce qui rejoindrait “l’esprit de l’éthique communicationnelle énoncée ultérieurement par Habermas”.

Par la suite, Fraser indique que la conception bourgeoise “suppose en effet qu’une sphère publique est ou peut être un espace de degré zéro de la culture, […] exprimant à la fois aucun et tous les types d’ethos culturel”. Le problème, c’est que les “styles culturels” n’ont pas la même légitimité, ce qui entraîne “le développement de pressions non-officielles puissantes, qui marginalisent les contributions des membres des groupes subordonnés”. Une marginalisation amplifiée par les médias et qui fait que “les groupes sociaux subordonnés ne bénéficient souvent pas d’un accès égal aux moyens matériels leur assurant une participation égale”. Nancy Fraser se demande même “si les interlocuteurs ont, même en principe, la possibilité de délibérer comme s’ils étaient socialement des pairs”. Pour elle, “la suppression des inégalités sociales systémiques est une condition nécessaire pour obtenir la parité de participation” ; “la démocratie politique exige une égalité sociale et substantielle”.

Égalité, diversité et multiplicité de publics

Dans cette partie, Nancy Fraser aborde ce qu’elle appel les “relations interpubliques” : “la nature des interactions entre les différents publics”. Elle rappelle qu’Habermas insiste “sur la singularité de la conception bourgeoise de la sphère publique” et “présente l’émergence de publics supplémentaires comme un développement tardif”. Elle résume que selon le penseur, “le confinement institutionnel de la vie publique à une seule sphère publique commune à tous est un état de fait positif et souhaitable” et que “la prolifération d’une multiplicité de publics éloigne plus qu’elle ne rapproche de la démocratie”. L’autrice compare donc “les mérites relatifs d’un public unique global par rapport à une multiplicité de publics dans deux types de sociétés modernes : les sociétés stratifiées et les sociétés égalitaires multiculturelles”.

Le débat dans les sociétés stratifiées

Dans le cas des sociétés stratifiées (composées de “groupes sociaux inégaux qui ont des relations structurelles de domination et de subordination), la parité dans le débat n’est pas possible. Fraser se demande donc “quelle forme de vie publique se rapproche le plus de cet idéal”. Pour elle, ce sont “les dispositions qui autorisent la contestation entre une pluralité de publics concurrents”. Dans une société stratifiée, “les membres des groupes subordonnés ne disposeraient en effet d’aucun lieu pour débattre entre eux”, sans supervision des groupes dominants.

Elle instaure le terme de “contre-publics subalternes” : ce sont des “membres de groupes sociaux subordonnés” qui pensent qu’il est “avantageux de représenter des publics alternatifs”. Fraser précise qu’ils “constituent des arènes discursives parallèles dans lesquelles” ils “élaborent et diffusent des contre-discours”. L’autrice apporte une nuance en déclarant que ces contres-publics subalternes ne sont pas “toujours et obligatoirement vertueux”, même “animés d’intentions démocratiques et égalitaires”. Certains pratiquent des “modes d’exclusion et de marginalisation non-officielles”. Pour autant, “ils contribuent à élargir l’espace discursif”. Leur prolifération “est positif dans les sociétés stratifiées”. Un contre-public “milite sur le long terme contre le séparatisme, car il suppose une orientation publiciste”. Peu importe la portée d’un public, “ses membres se considèrent comme faisant partie d’un public potentiellement plus large”, le “grand public”. Les contre-publics subalternes ont un double caractère :

  1. “Ils fonctionnent comme des espaces de repli sur soi et de regroupement”.
  2. “Ils fonctionnent aussi comme des bases et des terrains d’essai pour des activités d’agitation dirigées contre des publics plus larges”.

C’est en cela qu’ils ont un “potentiel émancipateur” en compensant les privilèges de participation des membres de groupes sociaux dominants. Quant à l’”interaction discursive interpublics”, Geoff Eley propose de considérer la sphère publique comme “un cadre structuré où se produit la contestation ou la négociation culturelle et idéologique entre une multitude de publics”, parce qu’il y a plus arènes publiques dans les sociétés stratifiées et donc plusieurs publics, mais un seul “cadre structuré”. Pour Geoff Eley, “les relations discursives […] sont susceptibles de prendre la forme de la contestation comme celle de la délibération”.

Le débat dans les sociétés égalitaires multiculturelles

Nancy Fraser définit les “sociétés égalitaires multiculturelles” comme des sociétés “dont le cadre de base ne génère par de groupes sociaux inégaux”, qui sont “sans classe, sans division du travail selon le genre ou la race”. D’ailleurs, ces sociétés “ont tendance à englober des groupes sociaux ayant des valeurs, des identités et des styles culturels différents et donc à être multiculturelles”. Elle se demande si “une sphère publique unique et globale serait préférable à une multiplicité de publics”.

Pour l’autrice, les sphères publiques “sont aussi des arènes où se forment et s’expriment les identités sociales”. La participation “implique plutôt la possibilité de faire entendre sa propre voix et donc de construire et d’exprimer simultanément sa propre identité culturelle”. Les sphères publiques sont donc aussi des “institutions culturelles spécifiques […] qui filtrent et modifient les énoncés que l’on observe à travers elle ; elles peuvent s’adapter à certains modes d’expression, mais pas à d’autres. Fraser fait le résultat que l’on ne peut pas avoir recours à une unique sphère publique, puisqu’on ne peut pas voir de façon neutre toutes les participations, puisque ça avantagerait certaines normes d’expression. Cela tuerait le multiculturalisme. Elle conclut en disant que “l’idée d’une société égalitaire multiculturelle n’a de sens que si nous supposons une pluralité d’arènes publiques auxquelles participent des groupes ayant des valeurs et des rhétoriques différentes”.

Cependant, une “telle société” doit inclure le fait que les publics différents puissent communiquer “par-delà leur diversité culturelle”, avec des débats concernant tout le monde. Fraser se demande si les intervenant “partageraient suffisamment de choses […] pour que leurs discussions présentent la même qualité que des débats destinés à aboutir à un accord”. Une question qui doit selon elle, “être abordée plus du point de vue empirique que conceptuel”. Elle ne met pas de côté l’utopie d’une société “dans laquelle l’égalité sociale et la diversité culturelle cohabitent avec une démocratie participative”. On peut tendre vers elle en considérant que “la communication par-delà les différences de culture n’est pas impossible en principe”, sans pour autant les suspendre. Pour Nacy Fraser, c’est possible avec de la pratique et en admettant “la complexité de ces identités culturelles”. Elle ajoute que “la porosité, l’ouverture vers l’extérieur et la durée de vie illimitée des publics pourraient encourager la communication interculturelle”. Enfin, “le caractère illimité et l’orientation publiciste des publics permettent aux participants de prendre part à plus d’un public, et d’appartenir à différents publics qui se recoupent partiellement”. C’est avec cela que l’on peut promouvoir la communication interculturelle.

L’autrice poursuit en disant que “l’idéal de partie de participation est plus facilement réalisé par une multiplicité de publics plutôt qu’un seul”. Elle conclut cette partie de son texte en prônant une “sociologie politique critique portant sur une forme de vie publique à laquelle des publics pluriels mais inégaux participent”. Elle souhaite “théoriser l’interaction contestataire de différents publics” et “identifier les mécanismes qui font que certains sont subordonnés aux autres”.

Sphères publiques, préoccupations communes et intérêts privés

Dans cette partie, Nancy Fraser se pose la question des “limites idoines de la sphère publique”, dans une “contestation interpublique”. Le premier problème qui se pose est l’interprétation de Habermas de la sphère publique : selon lui, elle est “une arène discursive dans laquelle les personnes privées débattraient de sujet publics”.

Le “privé” et le “public” peuvent avoir plusieurs significations. “Public” peut renvoyer à

  1. En relation avec l’Etat
  2. Accessible à tous
  3. Concernant tout le monde
  4. Se rapportant à un bien ou à un intérêt commun

“Public” s’oppose donc à “privé”, ce dernier a plusieurs sens lui aussi :

  1. Se rapportant à la propriété privée dans une économie de marché
  2. Se rapportant à la vie privée domestique ou personnelle, y compris la vie sexuelle

Sur le “concernant tout le monde”, Fraser écrit qu’il n’y a “aucune ambiguïté entre ce qui affecte objectivement ou a un impact sur tout le monde […] et ce qui est reconnue comme un sujet concernant tout le monde parmi les participants”. Pour elle, seul le point de vue des participants est pertinent, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir “décider eux-mêmes de ce qui relève ou non de l’intérêt commun”, bien que “rient ne garantit qu’ils seront tous d’accord”. Il y a toutefois un problème à cela, c’est qu’on doit utiliser un discours contestataire pour dévider “de ce qui deviendra un sujet de préoccupation commune” et “qu’aucun sujet ne peut être rejeté d’office sans contestation préalable”. De plus, “la publicité démocratique exige des garanties positives pour s’assurer que les minorités ont bien la possibilité de pouvoir convaincre” les autres qu’un sujet non-public doit devenir une préoccupation commune.

Elle qualifie le modèle de sphère publique bourgeoise au sens de Habermas comme “civique-républicaine”, “en opposition à la libérale-individualiste”. Le premier modèle “conçoit la politique comme un ensemble de personnes qui raisonnent dans le but de promouvoir un bien commun transcendant la simple somme des préférences individuelles”. Alors, “les intérêts privés n’ont plus vraiment leur place dans la sphère publique politique”.

Pour l’autrice, la conception civique-républicaine est un progrès par rapport à l’autre puisqu’elle “ne suppose pas que les préférences, les intérêts et les identités des personnes sont donnés de manière exogène”. Au contraire, ce sont aussi des conséquences de “la délibération publique”, puisqu’ils se forment avec. Cependant, cette conception “brouille sa limite critique” avec une discussion d’un “nous” “unique et global”, mettant de côtés les autres intérêts. Ce alors même que la délibération doit aider “les participants à clarifier leurs intérêts, même lorsque ces intérêts se révèlent en opposition”. Ce qui est finalement pratique pour la thèse de Nancy Fraser, qui explique que “si on ne peut présumer à l’avance de l’existence d’un bien commun, alors rien n’autorise à émettre des restrictions sur les types de sujets, d’intérêts et d’opinions admissibles dans le cadre de la délibération”. Elle suppose même que dans des “sociétés relativement égalitaire, […] il n’y aura pas de véritables conflits d’intérêts”. Dans une société stratifiée, il y a pour Fraser “de prime abord de fortes raisons de penser que le postulat d’un bien commun partagé par les exploiteurs et les exploités est bien une mystification”. Il faut donc fait attention à la construction du consensus et des processus de délibération.

Selon Nancy Fraser, le “privé” et le “public” ne sont pas des “sphères sociétales”, mais “des classifications culturelles et des étiquettes rhétoriques”. Les deux sens donnés précédemment de “privé” sont pour elle utilisés pour “restreindre le champ de la contestation publique légitime”. Ces sujets “privés”, à savoir “domestiques, personnels, familiaux”, seraient opposés “aux sujets publics, politiques” d’un point de vue intimiste. D’un point de vue économique, ces intérêts seraient “des impératifs impersonnels du marché”, relatifs à la propriété privée. L’autrice analyse cela comme un mécanisme avantageant les individus dominants. Pour elle, “le simple fait de lever les restrictions officielles sur la participation à la sphère publique ne suffit pas à assurer, dans la pratique, l’intégration”.

Publics forts, publics faibles : de la société civile et de l’Etat

La dernière hypothèse dévloppée par Nancy Franser, c’est “celle d’une sphère démocratique qui ne peut fonctionner sans une séparation nette entre la société civile et l’Etat”.

Elle rappelle deux interprétations de la “société civile” :

  • Celle d’une économie capitaliste, avec une séparation de l’Etat dans le sens du libéralisme classique. Le non-interventionnisme de l’Etat serait nécessaire au bon fonctionnement de la sphère publique. Mais en pratique cela ne se montre pas et le capitalisme de “laisser-faire” “n’encourage pas l’égalité socio-économique”. Une “forme de réorganisation et de redistribution économique politiquement réglementée est nécessaire pour parvenir à cette fin”, ajoute Fraser.
  • L’autre interprétation est celle d’une “nette séparation entre la société civile et l’Etat” qui serait “nécessaire au fonctionnement d’une sphère publique” où la société civile “désigne le réseau des associations non-gouvernementales […] qui ne sont ni économiques, ni administratives”. Dans cette conception, le public bourgeois ne prend pas de décisions souveraines mais est à l’origine de “l’opinion publique”, au sens d’un “commentaire critique sur le processus de prise de décision officiel […] qui peut servir de contrepoids à l’Etat”. Une conception bourgeoise “qui confère une aura d’indépendance, d’autonomie et de légitimité à “l’opinion publique””.

Ce second sens favorise selon la philosophe ce qu’elle appelle les “publics faibles”, à savoir “les publics dont les pratiques de délibération consistent exclusivement en la formation d’une opinion et n’englobent pas du tout la prise de décision”. Cette conception bourgeoise de la société civile impliquerait de plus l’élargissement de “l’autorité discursive de ces publics, afin d’embrasser à la fois la prise de décision et la formation de l’opinion”, qui selon elle “menacerait l’autonomie de l’opinion publique”, car “le public deviendrait l’Etat et l’on perdrait toute possibilité de vérification discursive critique de ce dernier”.

Mais pour Fraser, cette vision habermassienne n’est pas si simple en prenant en compte “l’émergence de la souveraineté parlementaire”. Cette dernière est en quelque sorte “une sphère publique au sein de l’Etat”. Les parlements souverains forment ce qu’elle appelle les “publics forts”, “des publics dont le discours englobe à la fois la formation de l’opinion et la prise de décision”. Ce qui fait que “la frontière séparant la société civile (associative) et l’Etat devient moins nette”. Pour Nancy Fraser, cela “représente un progrès démocratique par rapport aux dispositions politiques précédentes”. En fait, “la force de l’opinion publique est confortée lorsqu’un organise la représentant est habilité à traduire cette “opinion” en décisions faisant autorité”. Reste toutefois une responsabilité des publics parlementaires forts par rapport aux publics faibles.

Elle poursuit en parlant des institutions autogérées sur lesquelles elle se pose des questions. Dans ces lieux, “les sphères publiques institutionnelles internes pourraient être des espaces à la fois de formation d’opinion et de prise de décision”, qui reviendraient à être “des espaces de démocratie directe ou quasi-directe”. Pour autant, “la relation entre de telles sphères publiques internes, disposant d’organes de décision, et ces publics externes, devant lesquels ils sont aussi censés être responsables, reste ouverte”.

Le problème qui se pose est donc celui de la responsabilité et elle pose de nombreuses questions là-dessus. Mais elle en tire une conclusion : “toute conception de la sphère publique qui exige une séparation nette entre la société civile (associative) et l’Etat sera incapable d’imaginer les formes d’autogestion, de coordination interpublique et de responsabilité politique qui sont essentielles à une société démocratique et égalitaire”. Nancy Fraser souhaite une “conception post-bourgeoise, qui permettrait d’envisager un rôle des sphères publiques […] qui dépasserait le cadre de la simple formation d’opinion autonome”. Elle souhaite “théoriser la portée des relations possibles entre ces publics” afin d’”envisager les possibilités de la démocratie au-delà des limites de la démocratie telle qu’elle existe réellement”.

Conclusion : repenser la sphère publique

Elle conclu en donnant les grandes lignes de son essai ; elle rappelle notamment sa démonstration des limites de la conception bourgeoise de la sphère publique de Habermas dans un contexte contemporain :

  1. “Une conception adaptée de la sphère publique exigeait d’éliminer l’inégalité sociale, et non pas simplement de la suspendre”.
  2. “Une multitude de publics était préférable à une sphère publique unique, à la fois dans les sociétés stratifiées et dans les sociétés égalitaires”.
  3. “Une conception défendable de la sphère publique devait favoriser non pas l’exclusion, mais l’intégration des intérêts et des questions que l’idéologie bourgeoise et masculine qualifie de “privés” et considère comme non admissible”.
  4. “Une conception défendable doit permettre l’existence à la fois de publics forts et faibles et qu’elle doit aider à théoriser les relations qu’ils entretiennent”.

Nacy Fraser préconise quatre objectifs pour la théorie critique de la démocratie :

  1. “Cette théorie devrait faire apparaître les moyens par lesquels l’inégalité sociale corrompt la délibération au sein des publics dans les sociétés capitalistes tardives”.
  2. “Elle devrait montrer comment l’inégalité affecte les relations entre les publics dans la sociétés capitalistes tardives, comment les publics sont différemment responsabilisés ou segmentés, et comment certains sont enclavés ou subordonnés aux autres contre leur volonté”.
  3. “Une théorie critique devrait expliquer comment le fait de qualifier certains sujets et intérêts de “privés” limite le champ des problèmes et la façon de les aborder, ce qui peut être contesté dans les sociétés contemporaines”.
  4. “La théorie devrait montrer comment le rôle plus que mineur de certaines sphères publiques dans les sociétés capitalistes tardives prive “l’opinion publique” de force pratique”.

Nancy Fraser écrit pour terminer qu’avec ces moyens, la théorie critique de la démocratie “devrait mettre en évidence les limites de la forme particulière de démocratie” dans nos sociétés contemporaines et occidentales. Cela devrait permettre selon elle de trouver “une source d’inspiration pour essayer de repousser ces limites, tout en mettant en garde les habitants d’autres parties du monde de ne pas succomber à la tentation de les fixer”.


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