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Valentine Oberti : les pressions du Gouvernement sur l’affaire des armes françaises au Yémen comme atteinte à la liberté d’expression

En ce début janvier 2022, le journaliste d’investigation Jean-Baptiste Rivoire publiait L’Elysée (et les oligarques) contre l’info ; le fruit une enquête qui a duré trois ans afin de raconter « comment le pouvoir politique et économique tente régulièrement de bâillonner l’info ». Il raconte les différentes affaires médiatiques qui sont survenues durant les mandats de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Des affaires d’investigations malmenées par les différents gouvernements mais aussi par les oligarques qui les entourent. Parmi elles, l’histoire des pressions du Gouvernement à l’encontre de Valentine Oberti, alors qu’elle révèle que la France vend toujours des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats Arabes Unis qui sont utilisées contre la population yéménite alors qu’il est au courant. Une compromission du secret de la défense nationale qui va mener la journaliste de Quotidien jusque dans les bureaux de la DGSI. Des pressions qui sont selon moi des atteintes à la liberté de la presse et plus généralement à la liberté d’expression.

Les révélation dans L’Elysée (et les oligarques) contre l’info sur les pressions sur Valentine Oberti

En mars 2015, une coalition menée par l’Arabie saoudite fait la guerre avec les rebelles yéménites qui tentent de renverser le régime autoritaire du Yémen. Cependant, l’Arabie saoudite est à l’époque le deuxième client de la France en matière de vente d’armes. Ces événements violents ont engendré une crise humanitaire totale pour la population civile yéménite. Plusieurs médias alertent sur la situation et notamment Quotidien, qui montre en 2018 des armes françaises utilisées au Yémen. L’émission interroge ensuite Florence Parly, ministre de la Défense et des Armées d’Emmanuel Macron sur la vente d’armes à cet Etat. Si elle demande un accès humanitaire à la population, elle ne répond pas sur le principal sujet, précisant juste que “si de nouveaux contrats devaient être passés avec ces pays, ils passeraient au crible des critères que j’ai rappelés”. On s’interroge alors d’ailleurs sur l’utilisation d’armes françaises contre la population : quelques images montrent des armes françaises dirigées contre le Yémen. Le Gouvernement ne communique alors pas plus sur la situation.

Fin 2018, la journaliste Valentine Oberti, reporter pour l’émission Quotidien, récupère un rapport de quinze pages rédigés par la Direction du Renseignement Militaire (DRM) le 25 septembre 2018, classé “confidentiel défense”. Ce rapport avait été présenté lors d’un conseil restreint de défense à l’Élysée quelques jours plus tard. Il révèle, “que des chars Leclerc, des obus flèche, des Mirage 2000-9, des radars Cobra, des blindés Aravis, des hélicoptères Cougar et Dauphin et des canons Caesar vendus aux Saoudiens ou aux Émiratis peuvent parfois être utilisés contre les populations civiles au Yémen”. Ces documents viennent contredire les informations communiquées par le Gouvernement à l’époque.

Le 23 novembre 2018, Valentine Oberti interpelle Florence Parly : “J’ai un document dans lequel il est expliqué que la France ne sait pas toujours où vont ses armes au Yémen” ; elle ne dit pas qu’elle possède des documents “confidentiel défense”. Cependant, les gradés entourant la ministre ont du se rendre compte de la situation ; plus tard la journaliste recevra une menace de la part de la patronne de la Délégation à l’information et à la communication de la Défense (DICOD), le porte-parolat de l’Armée. Elle menace la journaliste, le rédacteur en chef ainsi que Yann Barthès de “cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende” s’ils “transmettent, reproduisent, publient ou détruisent” les rapports de la DRM concernés. On leur demande alors de restituer les documents.

Comme le rappelle l’auteur, “la pression de l’exécutif est forte”, même si les condamnations ne sont pas nombreuses. Il explique que “Dans tous les médias sérieux, il arrive qu’on récupère des documents confidentiels, parfois classés secret-défense, c’est le jeu. Et quand ils récupèrent des informations d’intérêt public, les journalistes ont le devoir de les publier, dans le strict respect de leur déontologie professionnelle, même si cela bouscule de puissants intérêts.”.

Puis, Valentine Oberti reçoit un courrier “du ministère lui annonçant que la section antiterroriste du parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour « compromission du secret de la défense nationale »”.

En février 2019, la journaliste est convoquée dans les bureaux de la DGSI où on lui pose des questions sur sa source. Le 15 avril 2019, les rapports sont publiés sur le site d’investigation Disclose, “dont Valentine Oberti est membre du comité éditorial” : un “scoop mondial”. Les deux fondateurs du site seront à leur tour convoqués par la DGSI pour “compromission du secret de la défense nationale” afin de connaître la source des journalistes. Cependant, malgré les peines possibles, Jean-Baptiste Rivoire rappelle que “dans toute démocratie, les journalistes bénéficient de droits particuliers, notamment celui de protéger leurs sources”.

La compromission du secret de la défense nationale : quelles conséquences sur les journalistes et sur Valentine Oberti ?

Qu’est-ce que le “secret défense” ?

Certaines informations détenues par l’Etat sont dites “classifiées”, classées “secret défense” : ce sont des informations qui ne peuvent être portées à la connaissance que de personnes bénéficiant d’habilitations spécifiques, qui ont besoin de les connaître dans le cadre de leur travail. Voici la définition qu’en donne le Code pénal :

“Présentent un caractère de secret de la défense nationale au sens de la présente section les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès. Peuvent faire l’objet de telles mesures les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers dont la divulgation ou auxquels l’accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale. Les niveaux de classification des procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers présentant un caractère de secret de la défense nationale et les autorités chargées de définir les modalités selon lesquelles est organisée leur protection sont déterminés par décret en Conseil d’Etat.”

La compromission du secret de la Défense nationale

Le fait de détenir des documents contenant ces informations classées ou de les divulguer, est passible d’une peine de cinq ans de prison et de 75 000€ d’amende. La personne qui a permis la fuite de ces données est également pénalement répréhensible, que cela soit volontaire ou non.

En France, la loi dit vouloir protéger les lanceurs d’alerte : ces personnes qui vont divulguer des informations qu’ils considèrent d’intérêt général. La loi encadre les lanceurs d’alerte :

“Un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. Les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte défini par le présent chapitre.”

La DGSI indique que “le lanceur d’alerte qui divulguerait un secret de la défense nationale ne pourrait invoquer une quelconque irresponsabilité pénale ou se prévaloir du respect du secret des sources journalistiques”.

Effectivement, “Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public.”. Si les sources des journalistes n’étaient pas protégées, les journalistes ne pourraient pas effectuer leur travail. Si un journaliste révèle un secret défense, lui peut être condamné, mais il n’est pas dans l’obligation de révéler ses sources (sauf si l’impératif est plus important).

Les journalistes et la médiatisation d’informations classées

Dans le cadre de leur travail, des journalistes peuvent être amenés à consulter des documents classés secrets et à décider ou non de les révéler au grand public. En théorie, rien que le fait de les consulter est pénalement répréhensible. Cependant, les condamnations sont très rares, tout comme les procédures pénales.

En fait, la loi est un peu dans un entre-deux :

  • Entre le secret de la défense nationale : les journalistes sont dans l’illégalité de révéler des informations classées
  • Et le droit du public à être informé : cet intérêt du public peut prévaloir au nom de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme

Parler de la compromission du secret de la défense nationale par Valentine Oberti pour parler de la liberté d’expression dans les médias

Dans l’exemple évoqué précédemment, la communication au grand public ou non d’informations classées “secret de la défense nationale” peut relever selon moi de la liberté d’expression dans les médias. En fait, cette “compromission” par les journalistes renvoie surtout à la liberté de la presse, son droit d’informer le grand public si elle estime que c’est d’intérêt général et nécessaire.

Pour faire pression sur les journalistes, le Gouvernement a ici invoqué le délit de “compromission du secret de la défense nationale” pour étouffer les contenus médiatiques sur la vente d’armes par la France à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis contre la population yéménite. Cette pression à la fois judiciaire et gouvernementale représente une réelle atteinte à la liberté de la presse et plus généralement à la liberté d’expression des acteurs médiatiques.

L’essence même de la liberté d’expression est qu’elle est un critère indispensable à la bonne existence d’une démocratie. Elle va de pair avec une liberté d’informer des journalistes. Elle va de pair avec un droit de non-divulgation des sources des journalistes : si les “complices” savaient qu’ils pourraient être retrouvés, bien des polémiques et scandales politiques et sociétaux n’auraient pas émergés, notamment en France.

Aujourd’hui la loi stipule que les lanceurs d’alerte peuvent être condamnés pour compromission du secret de la défense nationale même s’ils veulent prévenir la population. Je pense que le curseur devrait être légèrement déplacé : le secret de la défense nationale ne devrait pas inclure des informations d’intérêt général, comme le fait que le Gouvernement continue à vendre des armes à des états qui les utilisent contre une population innocente. Révéler une position militaire n’est pas d’intérêt général et il est compréhensible que des personnes divulguant une information de la sorte soient condamnées : cela remettrait en cause la sécurité même des militaires en question. Mais pour des informations qui devraient faire partie du débat public, si ce n’est pas possible que déclasser des documents, on peut au moins garantir la protection des journalistes et lanceurs d’alerte.

Rappelons que l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme déclare que la liberté d’expression comprend le fait de “communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques”. Si l’on peut légalement condamner des journalistes pour cette faute-là, je pense que cet article de loi devrait passer au-dessus.

Ce qu’ont Valentine Oberti ainsi que plusieurs autres journalistes, à savoir les pressions par le Gouvernement et par la DGSI, ne devraient pas pouvoir se reproduire. En fait, si l’on commence à dénier cet aspect indispensable de la liberté d’expression, on risque de voir se mettre en place un pouvoir totalitaire. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques des états totalitaires qui ont été ou qui sont : directement ou indirectement, ils contrôlent la parole des journalistes. On assiste alors dans ces pays à une manipulation institutionnelle de l’information : c’est celle qui ravage actuellement la Russie et qui empêche au moins en partie sa population de se rendre compte des actions de leur “président” Vladirmir Poutine en Ukraine.

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